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filmfilmmagazine · 2 years
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Ce que je veux faire par Harun Farocki (Trafic 104, 2017)
Harun Farocki commença à enseigner à la Deutsche Film- und Fernsehakademie Berlin (DFFB) en 1978 – dix ans après en avoir été expulsé comme étudiant. C’est de cette époque – et sans doute, plus précisément, de 1980 – que date le « projet d’enseignement » ici présenté. Le document ne porte aucune indication de date ou de destination, mais on peut supposer qu’il était adressé à la direction des études de l’établissement, et devait servir à organiser le semestre suivant. Le cinéaste énonce ici de la manière la plus précise les fondements de son programme didactique (ou antididactique, comme on voudra). À l’idée de l’enseignement comme distribution (= commerce d’un savoir marchandisé), il oppose l’idée de l’enseignement comme production (= mise en oeuvre d’un processus de connaissance). On ne trouve nulle part dans l’oeuvre de Farocki une formulation aussi fondamentale des prémisses didactiques de son travail. Les intitulés des conférences que Farocki souhaite dispenser dans le cadre de son séminaire renvoient presque sans exception au cinéma comme processus de travail et de production. Ce papier, manifestement, était surtout destiné à permettre à l’auteur de clarifier sa propre position, plus qu’à être mis directement en oeuvre dans son enseignement. Dans les séminaires qu’il tint à la DFFB, avec quelques interruptions, jusqu’en 1993, Farocki n’interdit en tout cas jamais la discussion, pas plus qu’il n’imposa aux étudiants une assiduité sans faille. En revanche, il insista toujours sur la nécessité de visionner et d’analyser les films en commun, définissant ces activités comme le contexte de production de son enseignement.
- Volker Pantenburg
Je ne veux pas exposer des théories, je veux rendre ma production théorique visible.
De même que je défends l’idée que les films, actuellement, ne parlent pas de quelque chose, mais sont quelque chose.
D’où il résulte que j’exclus la forme du séminaire, de la discussion.
Ces discussions dans lesquelles les auditeurs doivent consentir à créer une apparence d’égalité. 
Qui incitent l’exposant à brouiller les contours de sa pensée. Affectant de répondre aux intérêts des spectateurs, il annexe les pensées qui se trouvent à ce moment-là sur le marché, et les passe à la moulinette de sa propre expression.
À la télévision aussi, les discussions sont le moyen le plus commode de remplir l’espace infini.
Et nous voici devant le professionnel de la culture, dont le travail et l’existence doivent être dénoncés dans ce séminaire : l’intermédiaire, le journaliste, l’éditeur, le professeur, le réalisateur, le modérateur, le spécialiste.
Dealers : des gens qui savent où trouver quelque chose pas cher, le coupent et le revendent plus cher. Leur langage : diluer, dégager une marge.
Au lieu de ça : faire comprendre qu’il n’y a pas de livraison possible. Qui veut apprendre quelque chose doit avoir sa propre clé à quelque chose qui a une véritable porte.
Ma forme de présentation devrait consister à élaborer des textes et à en donner lecture.
Mais en raison de capacités qui, je tiens à le dire, ne peuvent être sans imposture étendues à volonté, je n’arrive à produire que trente pages par an.
Je dois donc parler en improvisant à partir de mots-clés. Ce n’est pas là un expédient, je suis arrivé à tirer de cette méthode une forme de production.
Tel jour, je présenterai donc un exposé, et, la séance suivante, il pourrait y avoir des questions à ce sujet. 
Une question ne s’impose durablement que lorsqu’elle naît d’un travail, et qu’elle n’est pas suscitée par un rituel. 
Je veux moi aussi poser des questions. Je veux prendre la liberté de ne tirer d’un film de trois heures qu’une pensée de trois secondes.
Nos idées sur la bonne proportion entre l’exemple et l’exégèse viennent de l’exercice de la dissertation.
Cette forme de présentation me donne aussi la possibilité de présenter des réflexions inabouties. Des choses qui se volatilisent dans un exposé structuré et complet.
Matériaux :          
Films
          Le Petit Soldat de Godard
          Au hasard Balthazar de Bresson
          Der Ärger mit den Bildern de moi           [ « De la colère envers les images », 1973]
          Die Arbeit mit den Bildern de moi           [ « Travailler avec des images », 1974]
          Alabama 2000 de Wenders
          Dark Spring d’Engström
Livres
          Die Leiden der jungen Wörter de Weigel
          Mythologies de Barthes
          Journal de tournage de Moïse et Aaron de Huillet
          Sémiologie de Metz
Exemples Mes conférences.
mêlés
Quelque chose sur les conditions de production et sur le langage qui leur correspond. 
Les critique ou les rend productives.
La télévision et tout le système d’expression public et juridique, et comment le système soi-disant opposé finalement lui ressemble.
1re partie et 2e partie.
La méthode de travail des Straub.
Quelque chose sur la compétence et ce qui vous habilite à faire un travail.
L’expression de l’espace et du temps dans la syntaxe filmique, ce qu’on appelle les syntagmes.
Deux conférences sans thème annoncé.
Dans une telle méthode de travail, une chose renvoie à l’autre, une fréquentation irrégulière n’a pas de sens. 
Nous devrions convenir que cela ne sera pas autorisé.
Trop de marchandises actuellement sur le marché, qui laissent croire qu’on peut les avoir pour pas cher.
(Traduit de l’allemand par Pierre Rusch)
Pour lire cet article avec ses multiples annotations, vous pouvez vous procurer le Trafic n°104 en contactant les éditions P.O.L.
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filmfilmmagazine · 3 years
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Vanité que la peinture par Eric Rohmer (Cahiers du cinéma 3, 1951)
« Quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux ». PASCAL.
L'Art ne change pas la nature. Naguère Cézanne, Picasso ou Matisse nous firent des yeux tout neufs. Vanité certes que la peinture qui renonce à dicter au monde d'être selon ses lois, mais vérité combien plus profonde que les choses sont ce qu'elles sont et se passent de nos regards. En même temps qu'ils se rangent sur nos murs, le cube, le cylindre, la sphère disparaissent de notre espace. Ainsi l'art rend-il à la nature son bien. Il fait de la laideur beauté, mais la beauté serait-elle vérité, si elle n'existait malgré et presque contre nous ?
La tâche de l'art n'est pas de nous enfermer dans un monde clos. Né des choses, il nous ramène aux choses. Il se propose moins de purifier c'est-à-dire d'extraire d'elles ce qui se plie à nos canons que de réhabiliter et nous conduire sans cesse à réformer ceux-ci. Déjà ce lent travail est bien près d'aboutir. La veulerie et l'abjection sont la matière de nos romans, nos peintres se complaisent dans l'uniforme ou le criard. On entrevoit qu'il ne restera plus bientôt qu'à redonner à la noblesse et a l'ordre cette dignité qu'ils ont perdue. Je crains toutefois qu'on n'attribue à cette faillite commune à l'art de dire et de l'art de peindre des causes toutes contraires. Car l'un, s'interdisant de chanter ne veut plus que simplement montrer et la dignité d'exister ne nous semble pas exiger d'autre parure. « Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple », depuis près de cent ans, quelle œuvre écrite ne justifierait cette exergue ? Le peintre, en revanche, a voulu faire du chant sa matière, c'est-à-dire, ici, de sa vision. Nul objet n'entre dans son espace qui ne s'ajuste d'abord aux dimensions de celui-ci et c'est la règle, à l'avance choisie, qui porte en elle l'infinité de ses applications. Mais, ici comme là, je vois un même désir de saper le prestige de l'être. N'admettre que l'insolite ou réformer l'habituel sont choses, on le conçoit, toutes semblables. Si notre époque fut celle des arts plastiques c'est qu'en eux seuls notre lyrisme a pu trouver sa mesure : l'évidence y défie le chant. On dira que ce point de vue est celui du sens commun le plus grossier. C'est précisément là que je voulais en venir.
La perspective une fois découverte, nous reconnûmes aux objets les dimensions respectives qu'ils prenaient sur notre rétine. Nous apprîmes ensuite qu'il n'existait pas de lignes et que tout n'était que jeu de l'ombre et de la lumière, puisque la lumière elle-même était couleur et que la couleur la plus simple naissait de la juxtaposition de plusieurs tons. Notre vision en fut-elle changée ? Montrez à un enfant un tableau de Picasso ; il y reconnaîtra un visage qu'un adulte aura peine a découvrir. Un tableau ancien maintenant montré, il donnera à ce dernier sa préférence. Si Raphaël n'avait pas existé, nous aurions le droit de nommer le cubisme folie ou gribouillage. Guernica ne réfute pas la Belle Jardinière ni celle-ci celle-là, mais je ne crois pas trop hasarder en affirmant que l'une de ces œuvres a été, est et sera toujours plus conforme que l'autre a notre vision ordinaire des objets. « La pomme que je mange n'est pas celle que je vois », ce mot de Matisse ne définit que l'art moderne, non le tout de l'art. On appelle précisément classiques les périodes ou beauté selon l'art et beauté selon la nature semblaient ne faire qu'un. Libre a nous d'exagérer leurs différences. Je doute que le pouvoir de l'art sur la nature en soit accru. 
Un art est ce qui maintenant nous dispense de célébrer la beauté et la faire nôtre par notre chant. Rien que le cinéma ne démontre mieux la vanité du réalisme, mais, tout en même temps, guérit l'artiste de cet amour de soi dont partout il meurt. Une longue familiarité avec l'art ne nous a rendus que plus sensibles à la beauté fruste des choses ; une irrésistible envie nous prend de regarder le monde avec nos yeux de tous les jours, de conserver pour nous cet arbre, cette eau courante, ce visage altéré par le rire ou l'angoisse, tels qu'ils sont, en dépit de nous.
Je voudrais dissiper un sophisme. Où il n 'y a pas intervention de l'homme, dit-on, il n'y a pas art. Soit, mais c'est sur l'objet peint que l'amateur porte d'abord son œil et s'il considère l'œuvre et le créateur, ce n'est que par réflexion seconde. Ainsi le but premier de l'art est-il de reproduire, non l'objet sans doute, mais sa beauté ; ce qu'on appelle réalisme n'est qu'une recherche plus scrupuleuse de cette beauté. La critique moderne nous a tout au contraire habitues à cette idée que nous ne goûtions des choses que ce qui est prétexte à œuvre d'art : si l'artiste dirige notre attention sur des objets que le commun juge encore indignes, c'est qu'il aurait ici plus a faire pour nous séduire. La beauté d'un chantier ou d'un terrain vague naîtrait de l'angle sous lequel il nous force a les découvrir. Reste, que cette beauté n'est autre que celle du terrain vague et que l'œuvre même est belle non parce qu'elle nous révèle qu'on peut faire du beau avec de l'informe, mais que ce que nous jugions informe est beau. J'en viens donc à ce paradoxe qu'un moyen de reproduction mécanique comme la photographie est en général exclu de l'art, non parce qu'il ne sait que reproduire, mais parce que précisément il défigure plus encore que le crayon ou le pinceau. Que reste-t-il d'un visage sur l'instantané d'un album de famille, sinon une insolite grimace qui n'est pas lui ? Figeant le mobile, la pellicule trahit jusqu'à la ressemblance même.
Rendons donc à la caméra ce qui n’appartient qu’a elle. Mais ce n’est pas assez de dire que le cinéma est l’art du mouvement. De la mobilité lui seul fait une fin, non la quête d’un équilibre perdu. Contemplez deux danseurs : notre regard n’est satisfait qu’autant que le jeu des forces s’annule. Tout l’art du ballet n’est que de composer des figures et le mouvement même y est simple effet du principe d’inertie. Songez maintenant à Harold Lloyd gesticulant du haut de son échafaudage, au gangster guettant l'instant ou une faute d’attention du policier lui permettra de s ’emparer de l’arme qui le menace. Stabilité, mouvement perpétuel, autant de violences faites à la nature. Le plus réaliste des arts, tout naïvement, les ignore. 
Nanouk l'Esquimau est le plus beau des films. Il fallait un tragique qui fût à notre mesure, non du destin, mais de la dimension même du temps. Je sais que l'effort du cinéaste tend, depuis cinquante ans, à faire éclater les bornes de ce présent où il nous enferme d'emblée. Reste que sa destination première est de donner à l'instant ce poids que les autres arts lui refusent. Le pathétique de l'attente, partout ailleurs ressort grossier, nous jette mystérieusement au cœur de la compréhension même des choses. Car nul artifice, ici, n'est possible pour dilater ou rétrécir la durée et tous les procédés que le cinéaste s'est cru trop souvent en devoir d'employer — celui par exemple du « montage parallèle » ont tôt fait de se retourner contre lui. Mais Nanouk nous fait grâce de ces tricheries. Je ne citerai que le passage où l'on voit l'esquimau blotti dans l'angle du cadre, à l'affût du troupeau de phoques endormi sur la plage. D'où vient la beauté de ce plan, sinon du fait que le point de vue que la camera nous impose n'est ni celui des acteurs du drame, ni même d'un œil humain dont un élément à l'exclusion des autres eût accaparé l'attention ? Citez un romancier qui ait décrit l'attente sans, en quelque manière, exiger notre participation. Plus que le pathétique de l'action, c'est le mystère même du temps qui compose ici notre angoisse.
Au contraire des autres arts qui vont de l'abstrait au concret et, faisant de cette recherche du concret leur but, nous cachent que leur fin dernière n'est pas d'imiter mais de signifier, le cinéma nous jette aux yeux un tout dont il sera loisible de dégager l'une des multiples significations possibles. Ce sens c'est de l'apparence même qu'il nous faut l'extraire, non d'un au-delà imaginaire dont elle ne serait que le signe. On conçoit que le réel soit ici matière privilégiée car il tire sa nécessite de la contingence même de son apparition, ayant pu ne pas être, mais ne pouvant plus qu'être, maintenant, puisqu'il a été. Pour la première fois, en même temps qu'au pouvoir d'exprimer, le document accède à la dignité de l'art. On entrevoit l'une des conséquences de cette condition, périlleuse entre toutes : que le cinéma n'excelle à peindre les sentiments qu'autant qu'ils naissent de nos rapports incessants avec les choses et, choses eux-mêmes, ne sont rien d'autre que le mouvement ou la mimique qu'à chaque instant ils nous dictent. Et quel meilleur juge ici de l'authenticité du geste que son efficacité ? Ce n'est plus la passion, mais le travail, c'est-à-dire l'action de l'homme, que le cinéma s'est choisi pour thème.
Nanouk construit sa maison, chasse, pêche, nourrit sa famille. Il importe que nous le suivions dans les vicissitudes de sa tâche dont nous apprenons lentement à découvrir la beauté. Beauté qui épuise la description et même le chant. Car, à l'inverse des héros épiques, c'est au cours de la lutte que notre homme est grand, non dans la victoire chose acquise. Quel art, jusqu'ici, sut peindre l'action abstraite à ce point de l'intention qui lui donne un sens ou du résultat qui la justifie ? J'ai pris à dessein pour exemple un documentaire, mais la plupart des films, les plus grands comme les pires, ne traitent-ils pas, en leurs meilleurs moments, de ce qui est en train de se faire, non des velléités, du triomphe ou des regrets ? Charlot brocanteur, Buster cuisinier ou mécanicien, Zorro, Scarface, Kane, Marlowe, le séducteur ou la femme jalouse, autant d'artisans, habiles ou maladroits, que nous jugeons a l'ouvrage. 
A l'inverse exact de Flaherty, je situerai Murnau. Qu'ils aient autrefois collaboré a la même œuvre Tabou n’apparaît point comme le fait d'un malicieux hasard. On sait qu'avant de tourner L'Aurore, Murnau prit soin de construire tout un monde dont son film n'est que le document. La volonté de truquage naît d'un besoin plus exigeant d'authentique. Dès qu'il s'agit d'exprimer quelque trouble intérieur, non plus de faire, l'acteur se trahit, libère de la contrainte des choses et son masque est à modeler dans la masse d'une nouvelle matière. Pauvre apparence d'un visage si l'on ne sent tout l'espace peser sur chacune de ses rides. Que signifieraient l'éclat du rire ou la crispation de l'angoisse, s'ils ne trouvaient leur écho visible dans l'univers ?
Avec la métaphore, sans doute retrouvons-nous le chant. Tout l'art, si l'on veut, consiste à nommer chaque chose d'un nom qui n'est pas le sien. Mais, délivrés du truchement des mots, savourons l'étrange jouissance de faire au même, instant d'Achille guerrier et torrent, dieu et cataclysme. A quoi bon accoupler deux termes que seule l'imperfection du langage nous oblige d'isoler ? Pâtre-promontoire, soleils mouillés, terre bleue comme une orange, l'effort de la poésie moderne fut de secouer l'inertie primitive du mot ; mais, pourvus maintenant du droit de tout dire de tout, que nous sert-il de plus d'en user ? Vive donc le cinéma qui, ne prétendant que montrer, nous dispense de la fraude de dire ! Poème cinématographique, poésie descriptive, un même non-sens. Il n'importe plus de chanter les choses, mais bien de faire en sorte que d'elles-mêmes elles chantent. 
Au cours de Nosferatu, nous quittons un instant le pays des fantômes pour suivre la leçon d'un biologiste expliquant à ses élèves le terrifiant pouvoir d'une de ces plantes à figure d'hydre faites pour se nourrir d'insectes. On pardonnera au plus grand des cinéastes d'avoir, par cet artifice, indiscrètement livré la clef de sa symbolique. Assimiler l'idée à l'idée ou même la forme à la forme, comme le voulait Eisenstein, répugne à l'art du mobile et la figure qui nous fascine sur la toile ou la pierre épuise ici notre regard, si elle dure. Le mouvement est l'être de chaque chose, le condamnant à sa fonction, absorbante ou rayonnante, sordide ou noble et, comme dans la Bouche d’Ombre impliquant un jugement moral. Deux directions privilégiées centripète ou centrifuge se partagent le monde et à chaque espèce assignent son aptitude. La mort est dissolution, le mal emprise, la vie croissance, la pureté épanouissement. L'idée jaillit du signe et, comme la tendance, l'acte, du même coup le fonde. Quelle rhétorique de nos poètes fut-elle jamais plus convaincante ? Sollicité par notre chant, l'univers, jusqu'ici muet, s'avise enfin de répondre.
Le thème du désir est cinématographiquement l'un des plus riches ; car il exige qu'à nos yeux soit étalée l'entière distance qui dans le temps ou l'espace, sépare le guetteur de sa proie. L'attente jouit d'elle-même et l'éclat tendre d'une gorge ou, comme dans les Rapaces, de Stroheim, le miroitement de l'or, pour le désir impuissant se colorent d'une séduction toujours nouvelle. Chose que, spectateurs, nous ne cessons de ressentir devant ces images impalpables et fugitives qui fixent notre regard, à la fois comblé et déçu. Toutefois le cinéma n'a-t-il d'autre ambition que de bercer la délectation morose d'une humanité à qui la nature ouvrit trop tôt ses secrets ? Il est d'autres rapports que l'art de l'écran se révèle d'emblée moins apte à peindre. Non plus ceux des corps, mais de chaque volonté l'une à l'autre. Plus de place pour Créon ou Antigone prenant l’hémicycle à témoin de leur sincérité. Le mensonge plutôt nous sollicite ; mais ce n'est pas assez que de la tromperie l'événement seul soit juge, c'est de l'hypocrisie même qu'il porte sur son masque que le fourbe tire son pouvoir. Tartuffe n'abuse qu'Orgon et peut-être sa fascination n'est elle si puissante que parce qu'il ne le dupe pas tout à fait. Quel plus bel hommage à Molière que le hideux visage de Jannings suant la fausseté par tous les pores : Onuphre, la mesquine réponse d'un critique jaloux. 
Mais pourquoi, dira-t-on, refuser de pénétrer au cœur de l'homme ? Le trouble de notre visage n'est-il pas signe de quelque émoi intérieur qu'il trahit ? Signe oui, mais combien arbitraire puisqu'il nie la puissance de feindre et rétrécit à l'extrême les bornes de ce monde invisible où il se flatte de nous renvoyer. Remonter de chacun de nos gestes à l'intention qu'il suppose équivaut à réduire le tout de la pensée à quelques opérations toujours identiques et le romancier aurait droit de sourire devant les prétentions de son puîné baptisant du nom de langage cette élémentaire algèbre. Aller de l'extérieur à l'intérieur, du comportement à l'âme, telle est sans doute la condition de notre art ; mais j'aime, qu'en ce nécessaire détour, loin de ternir l'éclat de ce qu'il donne aux yeux, il l'avive et, qu'ainsi libérée, l'apparence d'elle-même nous éclaire.
Avec Le Dernier des Hommes Murnau aborde un sujet ingrat entre tous, un pur rapport de soi à soi qui est l'importance que chacun attache à ses échecs ou ses triomphes et je ne sais quelle fausse honte nous retient toujours de compatir à la souffrance morale lorsqu'elle altère jusqu'au masque même. Sachons donc que le dessein de l'auteur n'a pas de provoquer notre pitié, mais, la supposant suffisamment vive en nous, de l'épuiser en la comblant, comme il ferait de quelque penchant mauvais, cruauté ou désir. Ainsi l'art nous libère-t-il de tous nos sentiments, même bons, et justifie son immoralisme en rendant a l'éthique son bien. J'admets que notre plaisir soit condamnable s'il naît de notre attendrissement ou de nos sarcasmes, mais ces deux sentiments trop humains n'ont point de part à la fascination qu'exerce sur nous le destin tragi-comique de notre portier. Me citera-t-on une œuvre, roman, peinture, ou film, qui ait plus délibérément négligé de nous prendre aux entrailles tout en n'usant que du seul prestige des effets les plus tangibles de l'émotion ? J'ajoute pour ceux qui blâmeraient dans le jeu de Jannings un certain parti-pris de statisme que l'immobilité traduit ici un état de tension douloureuse, non d'équilibre. Une trop longue accoutumance aux arts plastiques nous avait conduit à assimiler la joie au repos, le malheur au trouble. Ce que le peintre ou le sculpteur n'obtiennent que par ruse ou violence, « l'expression », est donné au cinéma comme le fruit de sa condition même. Il appartiendra pour la rendre plus intense non toujours d'en accélérer le rythme, mais de le ralentir jusqu'à la limite de l'insolite fixité. 
L'Aurore nous entraîne un degré plus loin au cœur de ce monde intime ou les sentiments, amour et haine, joie et tristesse, désir et renoncement se nourrissent d'eux-mêmes et meurent de leur propre excès. Et pourtant nulle concession aux facilites de l'ellipse et du symbole, une sorte d'harmonie préétablie semble assigner à leurs vicissitudes le rythme des modifications du ciel. A l'ultime détour de notre quête intérieure, nous nous trouvons de nouveau face au monde. Le décor participe au jeu ; s'il ne consent que rarement a s'animer, il n'en règle pas moins toujours de quelque manière les déplacements des personnages. A la tyrannie des limites du « cadre », il substitue ses lois. Ne cédons que prudemment aux séductions du nombre d'or et de la belle image. Quelle photographie égalera jamais la moindre phrase ? Mais, en revanche, quel plus beau vers de nos poètes se flatte-t-il d'épuiser la magnificence de ce monde sensible que le cinéma seul a le privilège d'offrir intact a nos yeux ? 
Les images de Tabou brillent de tout l'éclat de cette beauté qu'elles nous livrent sans intermédiaire et le soin du photographe est, par l'excès d'art, de mieux masquer ses ruses. Il ne triche que pour parfaire un décalque qui, terne, eut trahi. Mais nul besoin ici de céder au fantastique facile des ombres, de cerner d'un même nimbe ces objets — palmes, vagues, coquilles ou roseaux — que les rayons du soleil ont marques de leurs stries inaltérables. Vêtus d'un jour qui ne vient que d'eux, ils s'éclairent de leurs dissemblances et, sous leur multiple écorce, postulent une pulpe commune. Fascine par son modèle, l'artiste oublie l'ordre qu'il se flattait de lui imposer et, du même coup, révèle l'harmonie de la nature, son essentielle unité. Le chant devient hymne et prière ; la chair transfigurée découvre cet au-delà d'où elle puise vie. Je ne crains pas d'appeler sublime celle fusion spontanée des sentiments religieux et poétiques. 
Et, de ce royaume des fins ou nous voici maintenant installés, plein droit nous est de condamner la folle ambition de notre temps, trop impatient de maîtriser l'univers pour connaître de lui autre chose qu'une abstraite et malléable substance, dont il croit rassurer son inquiétude. Rompant avec la nature, l'art moderne abaisse l'homme qu'il se proposait d'élever. Évitons ses chemins, même s'il nous séduit d'un lointain et problématique salut. Le cinéma, d'instinct, répugne à tout périlleux détour et nous dévoile une beauté que nous avions cessé de croire éternelle et à tous immédiatement accessible. Dans le bonheur et la paix, il installe ce que nous faisions fruit de la révolte et du déchirement. Il nous découvre de nouveau sensibles à la splendeur de la mer et du ciel, à l'image la plus banale des grands sentiments humains. Miraculeusement il scelle l'accord de la forme et de l'idée et baigne nos yeux encore neufs de l'égale et pure lumière du classicisme. 
L'art évolue par l'effet d'une poussée interne, non de l'histoire. Tout au plus, sans nous changer, nous entraîne-t-il loin de nous-mêmes, et il se perd en nous perdant. Savourons donc ici notre chance ; retenons jalousement dans nos mains un instrument que nous savons encore apte à nous peindre tels que nous nous voyons. Que cette certitude, toute simple, nous rassure et nous garde d'oiseuses entreprises. Si quelque cinéaste lit ces ligne, peut-être s'étonnera-t-il que je loue dans son art ce qu'il doit plus au hasard et privilège de sa condition qu'au fruit de patientes recherches. Mais à quoi bon redire que le cinéma est bien un art c'est-à-dire choix et perpétuelle invention, non utilisation aveugle de la puissance d'une machine ? Des œuvres sont là qui, d'elles-mêmes, le prouvent. Aussi mon dessein n'était-il pas de montrer que le cinéma n'a rien à envier aux autres arts ses rivaux, mais de dire ce qu'à leur tour ceux-ci pourraient lui envier.
Il s’agit du premier article d’Eric Rohmer publié initialement dans les Cahiers du Cinéma n°3 de juin 1951 en tant que Maurice Scherer.
Pour lire cet article avec ses multiples annotations, il existe des fac- similés compilant d’anciens numéros des Cahiers du cinéma.
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filmfilmmagazine · 3 years
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Linklater on Linklater : self-interview by the Slacker filmmaker (The Austin Chronicle, 1991)
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“Austin has the highest per capita ratio of wonderful people and the lowest percentage of assholes of any city. I believe I'll be based here for quite some time." When Richard Linklater made that announcement to the Chronicle back in 1991, at the height of Slacker's success, it would have been reasonable to believe that he was blowing at least a little smoke. But three decades, five Oscar nominations, and $300 million in the global box office later, he's still hanging around – an older, wiser version of the indie innovator whose latest film, live-action/animation hybrid coming-of-age period piece Apollo 10 ½: A Space Age Adventure, has been acquired by Netflix, and was still made in the ATX.
But 30 years ago, he was the newly minted hometown hero. In typical fashion, when the Chronicle sponsored a screening of Slacker at the Dobie on Sept. 22, 1991, we ran a story under the unwieldy title of: "The Art of the Interview: Self-Revelation or Self Torture? Richard Linklaker Interviewed by ..." There's no byline, because the subject was the author: Linklater, still whirling from the seemingly never-ending press tour, sat down with himself to dispatch, once and for all, the most meaningful answer to the most generic questions he had been asked over the summer months.
Here's a snippet, for the first time since its original print appearance, is the whole story of surviving Slacker, in Linklater's own words - Richard Whittaker.
After nearly 140 Slacker interviews in the last two months, automatic pilot has taken over, like an actor in a long-running play summoning energy before each performance, or an instructor making an ages old lecture seem witty and spontaneous. This publicity grind also seems to resemble a psychoanalytical session: Someone gets paid to ask prompting questions and listen to you drone on and on – and I do find myself discovering new things in the process. It's been a forced transformation from being too shy to address an audience to being live on CNN in front of millions. The final stage in the filmmaking process is apparently being a professional mouth and ranting on about things that have only the slightest connection to whatever "qualified" me to be ranting in the first place. So I thought a "composite interview" of all my interviews might able to include many of the natural questions the film invites, as well as more than just the snippet of my answer that happens to fit an interviewer's agenda – the luxury of my being both interviewer and subject here.
So, first question:
RL: So, just what is a slacker?
RL: (Acting like he's never heard the question before.) Hmmm... Slackers might look like the left-behinds but they are actually one step ahead, rejecting most of society and the social hierarchy before it rejects them. The dictionary defines slackers as people who evade duties and responsibilities. A more modern notion would be people who are ultimately being responsible to themselves and not wasting their time in a realm of activity that has nothing to do with who they are or what they might ultimately be striving for.
RL: (A slightly suspecting, almost distrustful look) So okay... You aren't a slacker. Slackers don't make movies.
RL: Sure they do, just not the kind you would usually want to interview somebody about. It sounds like I'm being judged on the success of the film, not its simple existence. No one ever said slackers weren't productive. It's just that their products often fall outside the market economy. If the film never found an audience, would my slacker credentials be revoked like this? I think I still qualify as a slacker... just one that's currently lucky. I've been officially employed about one year of the last seven. Actually, filmmaking is the perfect slacker profession. You can piddle around for years, watch tons of movies and daydream about what important films you would make if you only had the cash.
RL: Speaking of it, where did you get the money for Slacker?
RL: It wasn't about money, we never talked about it. There wasn't any, so we had to get by some other way. Everyone who worked on the film did it for reasons other than cash. The fact that it was done so inexpensively says more about the spirit of the people involved in the project than the cost. But by the first watchable print, about $23,000 had been spent. That doesn't include large amounts still owed at the time to the lab, sound studio, and all the deferred wages. With the blow-up to 35mm and all the legal costs involved in signing with a bigger distributor, the budget is now well over 150 grand and still growing. The initial cash came from where most truly independent films come from: supportive family and friends, credit cards, any savings, additional loans. You sell off possessions, steal, ask others to steal, all kinds of things you're not particularly proud of.
RL: Are you surprised at the film's success?
RL: On one level, sure. It could easily have never happened. It comes down to a series of the right people at the right time saying "yes" in whatever way they can. But for whatever success the film has had, there is a parallel track of rejection. You have to build up an almost erotic relationship with rejection, or the process could decimate you. Even as late as last week, it continues to get turned down at certain festivals, and we haven't really had a big break internationally yet. But I think everyone who worked on the film felt it was a success last summer when we opened at the Dobie. It was closure and success completely on its own terms. Had it never gone much further, it would have been this positive experience that we all learned from, had fun with, and basically accomplished what we set out to do; any additional success has all been gravy. The national selling of the film is a bit strange to me because it's so "cult-of-the-director" oriented. When I say "we," they usually change it to "I." Fortunately for me, my key Slacker collaborators understand the inevitable simplifications as a part of the marketing process to be used, ultimately, for our ends. I'm trying not to take the personal attention and scrutiny too seriously. and actually find a certain comfort in simply seeing myself as a spokesman of the moment for a lot of people's creative energy and input. As a producer, I've always felt responsible to the 150-plus people who donated their time and energy and will share in any profits from the film.
RL: One of the most interesting aspects of the movie is its large cast of mostly non-professional actors. Where did you find such poorly dressed people?
RL: Many were friends of mine or the crew, but were most were found through a very selective vetting process where we gave out cards that were essentially invitations to a video interview. From there it was matching people to parts they seemed to embody the essence of. A lot of interesting people couldn't get it together to show up for their interview, and a lot of cool people we met with just didn't match a preconceived part. We were then so underground no one cared much. I run into people who say if they had known it was going to be any good, they would have been more interested. Basically, the cast has never been given enough credit. These were not only interesting, creative and courageous people, but also the ones serious enough to approach the rehearsal and shooting process in a professional manner. By saying everyone "simply played themselves," it doesn't acknowledge that leap of faith to get into that arena and tap into a part of themselves necessary for the part. It's not easy to be yourself on purpose take after take.
RL: The press kit here says that the movie was entirely scripted. It has such an improvisational feel.
RL: Don't ever believe press kits... that was all bullshit. Actually, we'd just turn the camera on and whatever happened, happened. I don't know why everybody doesn't do a movie like this. I guess we just got lucky that it all fit together somehow (smiles).
RL: Seriously, I detect a structure, but was just commenting that the actors seemed very real.
RL: They are real. That was the point. It was all about giving the characters complete freedom within the confines of a certain structure. As long as the scene meant what I wanted it to mean, it was open to anything and in fact demanded a certain honesty of the moment that transcends acting in the typical sense. The inspired moments and personal characteristics were planned on and cultivated. It was all about creating an atmosphere where everyone was participating as an artist. Nowhere does it say that I alone wrote every word of the movie. The director in me would never give myself that much credence as a writer, and that wasn't what this movie was all about. I initially wrote what happens in each scene, minus the exact dialogue. This all came from God knows where... conversations, crazy ideas, and actual experiences. Some were inspired by or adapted from bookish ideas or pre-existing texts, like a spoken word performance by Jim Roche or a few short stories by Jack Meredith. I had a meeting with Sid Moody about various conspiracy theories. The thread was that I was moved in some way or another by a situation and deemed it important and thematically meaningful enough to be worthy of screen time. After the cast had been selected I would usually write the dialogue and then work with the actors rewriting it. To blend with the pseudodocumentary style of the film, it was very important that the characters make the material their own in whatever way possible. This was in the rehearsal period, which for me was the most inspired aspect of production — seeing the ideas come to life via this fusion of real person and fictional context. Each scene had its own unique life, and was as varied as the personalities involved. I had trained for years as an actor and felt confident I could extract a certain quality from people that would play on the screen. It's amazing what many of the characters brought to their scenes. This was where a lot of the humor in the movie came from: You get witty and intelligent people together with a common purpose in a playful atmosphere, and almost magical things start to happen.
RL: Does this Slacker phenomenon exist anywhere else, or could this have only been made in Austin?
RL: It definitely taps into one aspect of the local atmosphere, but it's hard to say how unlike other college towns that is. I wanted it to be both an "Austin Movie" with references and one that could have come from anywhere. Its spirit might have come from elsewhere, but it probably could have only been made in Austin. Where else would such a concentration of talented film people be willing to be involved in something outside the typical professional borders of the film industry? Where else would we have been able to get the professional favors and donations of everything from equipment to locations to food? I'm proud to say that it's a 100 percent Austin product.
RL: Much is being said about the twentysomething generation that is represented in the film.
RL: First off, I refuse to participate in a conversation couched in such derivative, blatantly unoriginal terms. That ridiculous catch-phrase started last summer on the cover of Time magazine, the same magazine that could only talk of Slacker in relation to the 1960s. and even called Austin a Haight-Ashbury of the 1990s. There's no doubt where their heads are at, and it's that kind of thinking that ruins anything new. I never bought that standard baby-boomer line that we were all so nothing... it just takes a different form. We're aware of the past, informed, cynical in a healthy way, and have a great sense of irony. Who could spend such formative years in the 1970s and 1980s and not have that ironic edge? I can see why people are asking me about a generation I happen to be a part of, but to me Slacker owes more allegiance to cinema than to a generation.
RL: I thought the movie was funny, but the person I was with found it a little depressing... that it adds up to futility.
“What gives me eternal hope and, in a way, what the film really depicts, is that our society still has a strong individual vitality at heart, intellectual and otherwise.”– Richard Linklater
RL: I guess I can see how some people look at it that way... it certainly has its dark areas. But what gives me eternal hope and, in a way, what the film really depicts, is that our society still has a strong individual vitality at heart, intellectual and otherwise. Habitual energy can equal optimism. We as individuals and as a society have the ability to revitalize ourselves. There can be no denying there is a large amount of alternative social and cultural experimentation going on. It could add up to something new, or if in fact there isn't anything new, at least a new emphasis, a new combination.
RL: What's been the most exciting or satisfying experience related to the making of Slacker?
RL: I think it was working with my friends and who were with the film all the way — the "Slacker 7." When people ask advice on how to make films, I always say "have talented friends." It was one of those rare experiences where we were so in sync and dedicated to the film that the notion of professional credits was a little odd when it was all over. We all had our specialties but basically everyone did everything — whatever was required. It was just such a life-expanding process. When I fell in love with the cinema eight or nine years ago, it filled a vacuum in my life in an all-encompassing way. With Slacker, I think I had a need to reach out and try to communicate, not only to a potential audience, but more importantly, to the cast and crew I was working with. It was a challenge to go from a rather isolated world to working intimately with over 100 people. And a finished film can add an entirely new dimension to the lives of those who worked on it. The people I've met because of this film have been the coolest. I could almost now say I have a life in addition to film. There were many years before where I really couldn't or wouldn't have wanted to.
RL: What's next? Are you going to go Hollywood or stay in Austin?
RL: I'm getting really anxious to be in production again — it's been so long since we were first shooting Slacker. I have several very different kinds of films I'd like to do soon. It's all about hooking up with the right people who, regardless of what level they're on, want to make the same movie you want to make. It's certainly not so cut and dried, like the independent scene is cool and artistic and the studios are evil. A guy who gives you 50 grand to make a film can totally ruin it, and a studio that gives you seven million can leave you alone completely. I've already been to Hollywood, actually, and it's a lot of driving around and people who care much more about their bodies than their minds and spirit. I've spent a lot of time in New York in the last year, but always come back thinking Austin has the highest per capita ratio of wonderful people and the lowest percentage of assholes of any city. I believe I'll be based here for quite some time.
Cet article est disponible en ligne sur le site de l’Austin Chronicle.
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filmfilmmagazine · 8 years
Text
Morgan Fisher interview by Nikola Dietrich (Starship 12, Spring 2015)
N Do you miss the film industry, the sound of the projector, the materiality of film, or the way you could speak through other people’s material?‎
Hollywood has certainly been one of my subjects. The film industry could disappear tomorrow and I would not miss it, or so I would like to think. The industry as it has existed—its technical means, which are tangible, and its conventions, which are abstract—would still be there for me to make use of. At least the technical means would still be there for a little while. Old movie cameras aren’t going to end up on the scrap heap, the way some editing machines have. So I could keep on making films, except of course without the industry, companies would no longer make film and there would no longer be labs to process it. So I could only go on making films for a little, until raw stock is no longer available and until there are no more labs that process 16mm, although perhaps artist-run labs could be a viable alternative. I simply don’t know. I think you know that recently Eastman agreed to keep on making 35mm stock, although I don’t know if it was raw stock or print stock, maybe both, only under pressure from high-profile directors in the industry. 16mm film does not have powerful friends to bring pressure on Eastman, so its future looks bleaker. I will keep on while I can. But what an awful thing to have to consider, that I better hurry up and make my films while I can still make them as films. To my knowledge there is no other art that has ever faced a comparable situation. 
I don’t yet miss the sound of the projector because I am still able to insist that my films are projected as what they were made as, films, even if projectors are becoming less and less the standard apparatus for projecting a moving image. And despite projectors’ gradual disappearance, there will still be specialist institutions that will have projection as I have always known it. They will have to; the preservation of projection will become a key part of their identity and their function. Yes, I will miss terribly the materiality of film, but by the time when the making of films as films and the projecting of them as films is finally no longer possible I will probably be dead. At least I hope I will be. So with any luck the moment you are describing will never come for me. It would be too painful to want to make a film, to want to realize a moving image work that for substantive reasons, not just reasons of nostalgia or inertia or habit, has to be made as a film and to find that it is no longer possible.
The history of film has created a vast body of material that exists as film, and in principle it is all available to me, if not all of it as film itself, as a strip of celluloid with a succession of images and sprocket holes, then at least as images. If I ever had more ideas for working with already-existing material, with stock footage—and for the moment I don’t—I can’t imagine having an idea that would depend on using a specific image that I had never seen. To want a specific image, I would have to have seen it, so it has to exist. There isn’t much point to dreaming up an image you would like to have or imagining one, because dreaming or imagining doesn’t mean that the image exists. And besides, so much of the power of stock footage is accepting it as it is, at least as a point of departure. Of course I could make a joke out of wanting a specific shot that doesn’t exist, one that I imagine or wish for without knowing for a fact that it exists, without having seen it, and that is by putting in place of this shot a piece of SCENE MISSING. But I point out that the two films I’ve made with already-existing material use it in a way that does not depend on specific images. Standard Gauge is like a scrapbook. I collected the material out of a sort of compulsion, then wondered what to do with it. The answer was to make them the basis of a film, a sort of show and tell. It’s easy to see that there could have been other pieces of material that I would have been equally able to say something about. And to make ( ) I collected not specific shots but examples of a specific kind of shot, an insert. As I have said elsewhere, a different collection of inserts, but still organized in the way my film would still be that same film, even though it would look totally different. What’s important is the kind of shot—the insert—and the principle that organizes them. That is what determines the identity of the film. Of course it is a radical thing to say that the specific images don’t matter, that only the kind of shot matters, at least I hope it’s a radical thing to say.‎
N Within the chronology of your work, in retrospective, do you feel that there is anything that you might have overlooked in that particular time while producing a work?‎
M I can’t think of anything I overlooked in making a work, if it doesn’t sound vainglorious of me to say so, or look stupid for not realizing that there were things I overlooked. There are certainly details in the making of the work that I wish were different. I hope I can make that distinction, between overlooking, which I take to mean outright omitting, and a mistake in a detail in the preparation and execution. I wish there weren’t the errors in exposure in The Director and His Actor Look at Footage Showing Preparations for an Unmade Film (2). I wish that fewer of the questions in Documentary Footage could be answered “yes” or “no,” although the performer, Maurine Connor, sadly no longer living, was so generous in not answering those questions simply yes or no. I wish I had had the sense to get a piece of background paper that was wide enough to fill the width of the shot, and I wish I hadn’t bumped the camera magazine during the shot. I wish the shot in Production Stills were a little tighter so that the Polaroid would be bigger in the frame and we could see more detail. I wish the take-up belt on the Mitchell hadn’t broken when we were shooting Production Footage, and I wish I had made it with sound. I was in a hurry to make the film, which meant shooting it silent. It would have been much easier to shoot with sound then as compared to now, since the oldfashioned sound recorder that was the counterpart of the old camera was still available, even if obsolete, and now it might be difficult to find one.
I wish I had thought more carefully about my voice in making Picture and Sound Rushes, and that I had not said “sort of” three times in that one passage toward the end. The awkwardness of my delivery, its halting quality, I can live with. I was improvising from notes, and I think doing it that way was preferable to writing a finished text, which at the time I would have found hugely time-consuming. And after the agony of writing it I would have had to calculate the length of the delivery to fill up the length of the film and I would have had to memorize it. I think my delivery, which I can call somewhat tortured, suits how the system of the film fractures my performance. I wish the shot in Cue Rolls were framed so that the pieces of film passing through the synchronizer ran dead vertically, and I wish I hadn’t made the mistakes in reading the narration. I wish the text for Standard Gauge was without factual errors, and I wish I had expressed some things here and there differently. And I wish that there weren’t the misspellings in the long crawl that introduces the film. I can’t remember why, in the passage at the end without words over it, I included the title from a newsreel, but now it seems jarring. But at least it showed you a variable-density soundtrack, the first time you see one in the film. All the rest were variable-area. Maybe that’s why I included it; I can’t remember. But if that was the reason, it was odd that I didn’t comment on it. But anyway, over the years, regrets about lots and lots of details, which I can readily recall.‎
N Can you think of an unrealized project that you think you should have done to a particular time, whereas now it couldn’t be fit into place any longer?‎
M Not that I can think of. There are certainly films that I’m glad I never made. And I had actually done some preliminary work on them. Had I made them, I would have soon enough afterwards realized how flawed they were and died of embarrassment and probably would have suppressed them. Well, at least one. There are others that would have been fun, maybe more than fun, but in any event harmless, not embarassing. They would have involved different people repeating the same action. There’s a film I had the idea for when I was in graduate school at USC that would be fun to make, and harmless enough, but I doubt I will ever do it. Too much work for something so trifling. But there is a case that is the opposite of the one you describe. Rather than once wanting to make a film but feeling that the time for it has passed, I had an idea for a film that at the time seemed pretty easy, let’s call it, conceptually easy, I mean, or even generic in the sense that people could have said, “Oh, it’s another film just like the others this guy has made.” But now, owing to the waning of film, it seems like a good idea, and I hope I can get around to making it. It would be shot as a film, and the idea requires that it be shown as a film, by means of projection, and this is increasingly nothing to count on. So it would be a film that insists on the continued availability of projectors. No projector, the film can’t be shown. If that isn’t a reason for the forces that move this world to continue to make 16mm projectors available, I don’t know what is. A few years ago someone at a school in New York wanted to rent Projection Instructions, which requires a 16mm projector, and then they told me they could not obtain one. I can’t remember if I was as shocked as I should have been. Another film I thought about making and should have, but probably never will, would have been a companion piece to Documentary Footage, with the performer a man instead of a woman. I think the questions would have had to be different, since men pay attention to different parts of their bodies than women do. At the time I thought of this as a matter of equal time—if a woman then also a man—but now I see that the two together would also be a sort of pendant pair, a form that was the basis of a film work I did in 1980 and more recently the basis of some painting work.‎
N Could you name something specific that you feel is gone astray now?‎
M I hope you are confining this to the question of film, otherwise my answer would be the length of a book, a long one. But I will mention one thing apart from the world of film. I am shocked by how far to the right the political discourse in the U.S. has shifted. I miss how it was when I was a kid. It was bad enough then, but now it’s worse: what was then the lunatic fringe, which as a kid I didn’t know about, is now a part of mainstream discourse. But besides open racism and no pity for those who are the innocent victims that capitalism inevitably produces, there is now virulent reaction against the gains in individual rights: open homophobia, opposition to equal rights for women, including the right to birth control. All deplorable, and the Left cannot seem to find a way to fight back. You would think that the vitriol and anger coming from the Right would be easy for the Left to respond to, but for reasons not clear to me this has not been the case.
But back to film: yes, absolutely. I hope I can mention more than one thing. I miss Ektachrome Commercial, the old formulation, which was less prone to fading than the one that replaced it. It was a beautiful stock. I miss DuPont Superior 2, not that I myself ever used it, but the films I have seen that were shot on Superior 2 were absolutely beautiful, the gray scale more subtle and I think less grainy than Eastman Double-X. Another stock I miss, again in principle, is Ilford HPS. It was the stock that Breathless was shot on, and does much to contribute to the extraordinary qualities of that film. It wasn’t manufactured as a motion picture film but instead as a 35mm still film, and it was available in 100 foot bulk loads, with positive perforations as is normal for 35mm still film instead of negative perforations as for 35mm motion picture film. I believe they shot the film with an Éclair Cameflex, which had a pull-down that could be adjusted to suit either kind of perforation. Ilford might have continued to make the same or very similar emulsion under a different name, I don’t really know, but HPS is what I miss, largely out of sentimentality for its being the stock used in Breathless, but also because I happened to have once shot a single roll with a 35mm still camera and loved the way the pictures looked.
Very recently, Eastman has stopped making high-contrast stock in 16mm, the perfect stock for titles and special effects work like mattes. Shocking that this could happen. I don’t have a need for it right at the moment, but I hope the day will come when I do, for titles for a new film, and it won’t be there. Equally devasatating is Eastman’s recent discontinuance of the stocks for making duplicate negatives in 16mm: fine grain positive stock and duplicate negative stock. I will miss these two things more in principle than in fact, since I myself have never worked with them, but their discontinuance will be a blow to the work of preservationists working with 16mm film, which in principle could include my films. I believe that Eastman no longer makes raw stock for original photography in 1200 foot rolls, instead the longest is 800 feet, so today I could not make Standard Gauge. And the day will probably come when I will miss 200 foot daylight spools as a standard load. That is what I shot Production Footage with. Cue Rolls and Picture and Sound Rushes were shot with 200 foot rolls, but both were shot with sync sound, a situation where you don’t want the film on a spool because it makes noise, instead you want it on a core. Both films depended on their rolls being reliably that precise length, but 200 foot rolls on cores were not a standard load. I can’t remember what I did. Maybe I shot with the film on a spool anyway, despite its not being optimum, or maybe i wound the film from a spool onto a core. I believe that none of the camera stocks that Eastman still makes are double perforation, instead all are single perforation, which means that the stock will no longer go through a Mitchell unless it has been modified.
More generally, what I miss is the time, which I thought would last forever, when a moving image of the kind that could be broadly distributed and widely seen meant a motion picture—film—and that the equipment and resources that were the technical and material foundation of the film medium were the normal thing and were readily available.‎
N Speaking about time, since many years (precisely since 1984 afterStandard Gauge was released) you have not been producing film any longer (at least to my knowledge). What was the turning point for this shift to paintings and drawings, and later to installations?‎
M Well, there has been one film since Standard Gauge, and that was ( ), which I made in 2003. That was either a long time ago or very recently, my view changes back and forth. And there are some films I would like to make. There’s the one I mentioned, which when I got the idea seemed a little academic, I think the word would be, but with the waning of film no longer seems so. In fact it would be rather a polemical film. And there’s another, for which I have to write what I will say. Writing is such a headache, but I will get around to it. And maybe another after that. And there’s another that could be made as a video. It would be more satisfying on film, but it wouldn’t have to be. I can hardly believe that I am saying this. The title will be Another Movie. Its point of departure is Bruce Conner’s film A Movie, a great work, but in my view a problematic one. In any event I have never stopped thinking of myself as someone who makes films.
Painting was my original interest, when I was in my late teens and early twenties, but it was in the early ’60s, a difficult time to have wanted to be a painter, even if you were sophisticated and attending an art school, and I wasn’t sophisticated and I didn’t attend art school. There aren’t many painters who emerged in the early ’60s whom we pay attention to today. I admired people then that I still do, like Pollock and Reinhardt, but I also had tastes that now are an embarrassment. I still have one painting I did then, a gouache on cardboard that owes a lot to Guston’s abstract work. Lots of impasto, not the best thing to do with gouache because it cracks. After I finished it I turned it over and moved a match around underneath it, so I couldn’t see what the flame was doing to the paint. So the colors are changed here and there and the surface is charred here and there, in fact burned through the first layers of the cardboard in a couple of places. I didn’t have the sense then to realize what I had done—working with chance, finishing a painting by damaging it—and that I should have done more like it. Or maybe the one was really all I needed to do, and then it was time to move on to something else, but at the time I didn’t.
I made my first films in the late ’60s, during the time of minimalism and conceptualism. For me these together were a transformative moment. I would not be the only one to say that that moment in the late ’60s was of immense significance as the last moment when a broad movement of utterly new art emerged that had ambitions worth having and at the same time embodied formal intellectual rigor. I absolutely loved that work, almost all of it, and you can see this in the films. I consider myself extremely lucky to have begun my mature work at that moment.
The installation work was the result of my wanting to move beyond the film world, but whatever you may think about that wish, I can say that in some of the work there were notions, mainly site-specificity and addressing the viewer as an embodied subject, that were later present in the paintings.
As I was doing my work in film in the years that followed the late 60’s, I paid attention to what was going on in the art world, but my ideas were still film ideas. The painters I liked most were hard-core abstract painters: Ad Reinhardt, Blinky Palermo, Brice Marden, Ellsworth Kelly, Robert Ryman, and Gerhard Richter, although he’s something of a special case. I think of these painters as being rigorous, something worth emulating, but the question was how to find a way to even begin to do work that I could stand behind. It hardly seemed possible.
In the late ’80s I started getting ideas for works that, if not paintings as such, were sketches of ideas for paintings, and this went on for some years. I accumulated lots of drawings on typing paper and on envelopes that I picked up out of the wastebasket. It was as if I couldn’t bring myself to sit down and work on a piece of serious paper, like Arches 100% rag paper. That would have been too inhibiting. An envelope that you pull out of the wastebasket and make a quick sketch on, really no more than a note for a painting in the form of a diagram with a note about colors, or a few strokes of colored pencil, was another story. I did do some work in gouache that was on more serious paper and accordingly was very deliberate, but there were only a couple and at least they weren’t oil on canvas. Then in the late ’90s, after a bunch of gouaches on serious paper, I had an idea for work that could only be realized as a series of paintings as such, as paint on panel as it happened, not on canvas, because the edges of the paintings were irregular. That was the real beginning. Then came work that was determined by the architecture in which it was shown, and all the rest. And as you know, the work is extremely simple, almost all of it monochromes.
But it’s not as if I ever turned away from film, that is, thought of myself as no longer a filmmaker. It’s simply that I followed an interest that lead away from film while at the same time reserving, so to speak, my relation to filmmaking. And in fact I made ( ) in 2003, a few years after that first body of paintings. I had the idea years before, but I wanted to make it in 16mm. The film would consist of inserts from feature films which are made in 35mm, but are also released, or at least used to be, in what are called reduction prints, reduced from 35mm to 16mm, to show in prisons and in the military. I didn’t know how to find enough 16mm prints of feature films to gather enough inserts. Then along came eBay, through which I found almost all of the material that I worked with. But I mention again that I had the idea years before, perhaps 15 years before, maybe longer. I’m just lucky that no one else thought of it during that time.
And as I’ve mentioned, I have some films that I would like to make. To me this isn’t a return, it’s just more films, albeit after a long interval of not making any.‎
N Do you see this change of production being linked to the changed conditions of production?‎
M If you mean the change from film to non-film, or more specifically painting, in relation to changes in the circumstances surrounding production in the general field of making visual work, I would say the answer is no. It’s not as if I turned away from film because it became difficult to make films as compared to making paintings or work of a related kind. Rather, I didn’t have film ideas, but I did have ideas for paintings, so I turned toward painting. And much of the paintings and other non-film work would have been difficult for me to make, owing to my lack of skill in carpentry and not having a studio, so other people have made them for me. In fact I did have an idea for a film that I did not pursue because it would have cost a fair amount of money to make it and I did not get the grant that I was nominated for. It would have been a documentary about Brecht’s play Galileo, which as you know was about the conflict between scientific inquiry and power. During the war Brecht ended up in Los Angeles, in fact he lived in Santa Monica, in a house a few blocks from where I lived at the time and which still stands. The first English language production was mounted in Los Angeles, and was directed by Joseph Losey. My film would have been a way of criticizing American scientists who were working on Star Wars, Reagan’s missile defense initiative, which when you look back on it was a technological fantasy. But it meant money for researchers, some of whom were at universities, so they were all for it.
But to go back to what I said at the beginning, no, I didn’t turn from film because it became difficult in the circumstances or in relation to the relative ease of painting, which as I say has had its own material and technical difficulties. I would say that production in film is just as possible as it has always been, in principle at least. Not fully as possible as it once was, owing to the discontinuation of certain film stocks, as I mentioned earlier, but still possible, and without great difficult. And as I said, I do expect to make more.‎
N Where do you see the connection between your film works and your installation works? Both forming specific conceptual spaces, where the latter is in a way legible as the backdrop of the first.‎
M If by “installation works” you mean the film installation works, I’m not sure I have a ready answer. Maybe the link is my wanting the image on the screen to be an invitation to think about issues beyond what is happening within it, such as the relation between the image and the situation in which you are as you watch it. That was already the case in Screening Room, which I made for the first time in 1968. It’s a conventional film in that it starts and then runs its course to the end, and it’s shown in a theater, but it tells you what most movies don’t, even relatively radical ones, that you have a body (or should I say “are a body”; if anything we don’t have our bodies, our bodies have us) and that you are sitting in a specific place, just the things that almost all movies are designed to keep us from being aware of. And Phi Phenomenonis similar in that it makes you aware of the passing of time and also of your body, which again almost all movies do their best to keep you from being aware of.
But if by “installation works” you mean the non-film work that is installation-like, which I hope you would allow me to take as meaning almost all of the painting work, I think what they have in common is that they try to get rid of composition as that idea is conventionally understood—the artist making stuff up that is taken to express his subjectivity, as if we would find such a thing remotely interesting—and instead are constructed on the basis of things that are already in the world. A lot of the films, for example, use standard lengths of film as they come from the factory, so they accept the decision that the manufacturer made as preferable to, in fact superior to, a decision I would make about their length. Accepting the length of the roll frees me from having to make that decision, frees me from making a decision that draws attention to myself as the origin of the work, an embarrassment I want to avoid. And in most of the films there is no editing. Editing is a compositional procedure, one through which you control the viewer’s relation to the work, and shooting a film that consists of one shot does away with trying to control the viewer, at least in that way, the classical way, because, as Godard has pointed out, quite apart from the effects produced by editing, a shot is composed to create certain effects, which are comparable to the effects of editing, and what can be said for a shot can be said for an entire film that consists of only one shot. But at the same time it is possible to organize a shot in a way that renounces composition, as I have tried to do in many of the films, maybe most purely in Production Stills. As you no doubt know, someone other than me took seven of the eight pictures that the film shows us one by one. And the photographs one after the other are a repetition of the same shape, which we can call a module, one of the devices that are against composition. I can say that even though the film consists of only one shot, it certainly was not organized with a view to trying to control your relation to it—far from it.
A lot of the paintings, not just their shape and size but also their placement, are determined by the architecture in which they are hung. Some of these paintings are made in multiple parts so you have to navigate, if that is the word, the relation between physically separate objects that together are one work. Some of the work of this kind can’t be seen from a single viewpoint, the usual condition for viewing a painting, instead it requires the viewer to turn this way or that, or even to walk around to see all of the painting’s elements. So instead of seeing all of the painting all at once, you see its elements one after the other, over time, and you have to remember what you have already seen to construct an understanding of how the parts are related to each other and so come to an understanding of the entire work. Paintings that are given their size and shape and placement by architecture undermine the autonomy that we assume is the case with painting, and these paintings in multiple parts do that as well by reminding you of the space through which you are moving as you come to one element after the next. To move you have to have a body, so your experience with the work is very different from a purely optical encounter with a painting as if nothing outside of it exists and as if you are without a body. Some of the paintings in multiple parts are organized on the basis of conventional color relations, as we find them in the color wheel or in relations between additive and subtractive colors. I didn’t invent these relations, I found them already existing in the world. All of this, as is the case with the films, is to make the work impersonal, to get away from what composition points to, the subjectivity of the maker.
To put this another way, my work in painting has been against painting as a single autonomous object, painting as we have been accustomed to thinking of it, but which in my view for the moment has not been the basis of interesting work, and perhaps is not even capable of being the basis of interesting work, although I would be glad to be proven wrong, and of course in the years to come things could change such that painting as a single object could come back, although I don’t foresee what those conditions could be. I came to this view only gradually. It began with the fact that I made my first paintings as a group and I showed them as a group. At first I thought of them as individual paintings, but when the whole group was broken up, I insisted that the remaining subgroups stay together, either as pairs or as group of three. One painting by itself wasn’t enough. You needed several to tell you what was going on, to show you what was the same and what was different between them. Then I started making paintings in groups that I want to preserve as groups. There were paintings in multiple parts that together were a single work and paintings in multiple parts that together were a single work you couldn’t see all at once. The most extreme of this last kind was a painting in twelve parts. The work didn’t develop in the orderly way that this way of describing implies, but in effect that has been the trajectory. And so I finally realized that my painting was against the solitary autonomous painting. I cannot imagine even wanting to try to make such a painting, with a possible exception that is theoretical and so not worth talking about.
But at any rate, to try to sum up, the idea of making work while trying to avoid drawing attention to myself as its ultimate origin, in fact as its author, is in general what all of the work has in common, whether in film or painting or in other media not in film. Of course the ambition is impossible because without me there is no work, but that is the ambition nonetheless, and trying to act on it at least expresses the wish to attain it even if it’s unattainable. The two kinds of work—the films and the installation work, however we may understand that word—can be divided, as you suggest, and there are real differences, but to me what is more important than the differences, which in any case are too numerous and too specific for me to deal with here, is that, as I have tried to suggest, across all of the work, despite the many differences, there is at bottom a certain continuity.
I hope you find what I say an appropriate answer, even if I did not address the part of your question in which you asked if the installation work could be understood as a backdrop for the film work. But as a sort of postscript, I will respond to it. I think the answer in its simplest form is no, but I owe you an explanation. In the relation between a backdrop, or background, and the foreground or subject that it implies, I think of the foreground or subject as the predominant element and the background as the subsidiary one. The two usually come into existence at the same time, each adjusted to suit to the other, or usually with the background adjusted to suit the foreground, since the foreground or subject is the predominant element, the occasion so to speak, for the construction of the relationship. In either case, the purpose of the adjustments is to produce an event in which we see foreground and background together at the same time as a unified event: foreground and background are synchronic. The installation work, whether in film or in the paintings and other non-film work, came after I had set my course in making films, so the relation between them is diachronic: first the films, then the installation work. Further, the suggestion that the installation work is a background implies that it is in a secondary or subsidiary relation to the films that are in the foreground. To me this is not the case, and I hope it is not the case for others. Instead, to me, and I hope to others, it is a matter of simple succession. First the films, then the installation work. But your suggesting that foreground and background can exist in a diachronic relationship, a relationship that can only be constructed retroactively, after the completion of the background, which itself occurs well after the completion of the foreground, raises the possibility that I made the background with the aim of changing how we see the foreground that I made earlier. If the background can change the foreground, then in effect the background is brought forward as the predominant element, displacing what had been the foreground to background. But in this way of looking at things, the films, formerly the foreground, are demoted (and that is the correct word) to background. In doing the installation work I did not have this aim in mind, I didn’t even think of it as a possibility, although that does not mean that this intention, unknown to me, and its consequences, likewise unknown, are not there to be found. Sorry that my response is so literal, sometimes not the most helpful attitude to have. But in any event, rather than thinking in terms that are hierarchical—foreground, background; dominant, subsidiary—I hope all of the work is a more or less unified field underlain by a single general concern, or if not a single one, then a group of interrelated ones.‎
N This reminds me of another intriguing work of yours, Self-portrait (1994), as a monochrome, a rectangle painted on pavement with white acrylic wall paint. Can this work, gauged by a computational table based on your weight and height, be seen as an appraisal of the outmost peak of the impersonal?‎
M It is certainly an impersonal work, but I hope it does not represent the ultimate in the impersonal, because that would mean that since 1994 my work has become less impersonal, to me implying that since then it has all been downhill, downhill meaning not getting easier and gathering momentum toward an arrival at some glorious culmination but rather in decline.
I would prefer to think of the painting as the beginning of my work in painting, or at least a beginning. It wasn’t on paper, it wasn’t a study, it was a fully realized work. And it was a monochrome. I had long been attracted to the monochrome, because a monochrome is automatically an escape from composition, an arrangement of elements in relation to each other, which all of my work has more or less been against in one way or another, but the question was how to make a monochrome that avoided being just another monochrome, an academic monochrome, so to speak. I finally realized that the answer was to have the dimensions of the painting mean something. They wouldn’t be arbitrary, something I made up or chose as a convenient size from a rack in an art supply store, they would come from somewhere and their source would be a part of the painting’s meaning. By chance I had found a book called Scientific Tables published by a Swiss pharmaceutical company that was a compilation of information about the chemistry of the human body, and in this book was the chart, technically a nomograph, that gave the surface area for a body of a given height and weight. The painting is as long as I was tall, and I divided the surface area of my body that the nomograph gave to arrive at the painting’s width. So the painting is a picture of me, just as it’s a picture of everyone else who has the height and weight that I was then, but because I made it, it is a self-portrait. Of course when we think of a self-portrait we think of a picture, and this work is a picture only in a special sense. It’s more as if I had been flayed, and then my skin arranged in a rectangle. Rather a distorted picture, but nonetheless a picture of a kind, a conceptual picture if not a picture as an image. The totality of the painting corresponded with the totality of my outward aspect, with no excess, so to speak, unlike a portrait of the usual kind in which there is a background. But then if there is no background, no figure-ground relation, it’s not a picture in the usual sense, but I would say it is still a picture of a kind. In any event it’s an accurate representation of my appearance, an aspect of my appearance seen—that is, understood—in a certain way. The only important things about the painting were its area and the dimensions that produced it. Because the point of the work was only those things, it was out of the question to intervene within the area that the dimensions bounded, so it had to be a monochrome. And since the area and its dimensions came from somewhere, were determined elsewhere, it is not a composition, which it already was not because it’s not a picture. I did not choose the dimensions, the dimensions are simply those of my body, which I did not choose. So I was very happy to have made a monochrome that was not, as far as I know, a repetition of how an earlier monochrome had been made. My interest in the monochrome was owed to its being one of the most radical devices of modern painting, perhaps the single most radical device, where it is always abstract. But the problem with my monochrome was that it was not abstract, it was ultimately a picture of a kind, a representation, if it an attenuated form. So although it was a monochrome it wasn’t abstract, it wasn’t the kind I admired and that had prompted me to make a monochrome in the first place. But at least it was a beginning of my working with the monochrome, and I think I can say that I later made monochromes that were truly abstract. The painting existed as a single instance, but the paintings that were to come were very different, in that they were made in groups or multiple parts. There were some later paintings that could be shown individually, but I think they’re better when they are shown in a group with the others that are like them.‎
N I heard that you are wearing custom-made shirts that are fitting the standard formats of your films (16 inches as a measurement for the collar, 35 inches for the length). Could you reflect on this unity of art and life? Where else do you integrate these technical standards into your daily life?‎
M If we were recording this, you would hear me laugh, a sort of gentle bemused laugh, laughing at myself with some embarrassment for this episode from long ago—the early ’70s, maybe a little later—and laughing that the story has circulated to the extent that you heard about it, and what’s more, remembered it. What you heard is partly true, but there is more to it than its being partly true and partly not true. It’s true about the shirt size, but it’s not true that the shirts were custom-made. A 16 inch collar and a 35 inch sleeve were a standard combination of sizes then and remain so today. I wonder if I would have made it a point to wear shirts that size if the coincidence with the two film gauges had been the only one, but in fact there was another coincidence with these numbers, and this second coincidence is probably what gave them the further significance that I felt I had to recognize. These two numbers, 16 and 35, play a part in isometric drawing, a technique I started using at the end of the ’60s for works on paper. Isometric drawing is a convention for pictorial drawing. It’s faster and simpler than perspective but not as illusionistic, because parallel lines remain parallel forever instead of converging to points on the horizon. You could say isometric is more abstract than perspective, which is fine with me. But more importantly, unlike perspective, which requires you to make a choice about how you view the object from what in principle is an infinite range of possibilities—what angle in the horizontal, what angle in the vertical, how near or far—isometric limits how you view the object to eight possible views, and given the nature of the object you probably choose between only two of them. Both views would show the top and the front, and you choose between showing the left side or the right side. And in isometric you have no choice in how close or how far you are from the object. As you know from my interest in trying to get rid of choice in making work, the extreme limitations in isometric are fine with me. In fact at the time I started working with isometric I could hardly believe what an astonishing thing it was, and with the greater understanding I have gained over the years about what isometric implies, I feel that way even more today. At any rate, when you draw a circle on the face of an object in isometric, the circle is an ellipse. It’s not just any ellipse, it’s an ellipse of a precise size that is determined mathematically. By size I don’t mean its dimensions, I mean its degree. The bigger the number expressing the degree, the more the ellipse approaches a circle, that is, the taller it gets in relation to its width. The biggest possible number to express the degree of an ellipse is 90, which in fact is a circle, a special case of an ellipse, one where the two foci coincide. The smaller the number of the degree, the more squished the ellipse is in the vertical, that is the less its height is in relation to its length. As you no doubt know, a degree is further divided into 60 minutes. And what is the degree of the ellipse for a circle in isometric? 35 degrees, 16 minutes. The word that comes to mind is uncanny. Of course I don’t understand the mathematics of it, I just know what the result is. Just as there are templates for drawing ellipses of different degrees—and these are usually even degrees, 30, 40, 50, and so on—there are also templates for drawing isometric ellipses, which of course are 35 degrees 16 minutes. I used such templates, which I still have, in making the circles in my isometric drawings, and most of the subjects that were circular, in fact I think all of them, were related to film, either cans that contained rolls of film or spools of film. Of course these numbers, expressing the degree of an ellipse for drawing a circle in isometric, are a sign for isometric itself. So on the one hand 16 and 35 refer to film, the medium I had first worked in, and on the other hand they refer to isometric, a technique which, in limiting choices and being impersonal, foretold much of what was to come in my work other than in film. And there they were, brought together in the size of my shirt, which is to say in my physical person, which I did not choose. Never mind that a shirt this size did not fit as well as it could, it fit well enough to allow the gesture. I note that despite their seeming to be disparate film gauge and isometric have in common the idea of giving up control and choice. You can’t make your own film gauge, you have to choose one from a very limited range. For someone like me making independent experimental films there was really only one choice, 16mm, which is to say no choice at all. And in isometric you give up the freedom to view the object however you may like and instead chose from very few possibilities. But for me this surrendering of choice is not a limitation but a virtue. It accords completely with my interest in finding ways to make work that are impersonal. But as much as I wanted to recognize that these two areas of my work, film and not film, sharing limited choices and the impersonal, met in the size of my shirt, I finally realized that it was more important for the shirt to fit. Now the sleeves are a little longer but they’re still a standard size.
As you know, technical standards continue to be a part of my work, for example paintings with dimensions that are multiples of 1 meter. The technical standard that seems closest to being a part of my daily life is middle gray, the closer to 18% gray the better. As you no doubt know, 18% gray is a standard reference in photography. It is the exact middle of the range from black to white, and so represents the full range of the visible. Another way of thinking about 18% gray is that it’s a choice that isn’t a choice, it’s a sort of default. It’s something that represents the range of all that visible, so it represents either the choice of everything or the choice of nothing in particular, which is to say no choice. Gerhard Richter said somewhere that gray is something that represents nothing, so what I am saying is a variation on his remark expressed in terms of a technical standard. I was happy to find a shirt in a thrift store that is pretty close to middle gray. Whenever I put it on, 18% gray is what I think about. Except from now on I will think about what I have said here about the shirt and 18% gray.‎
Reproduit depuis Starship Magazine 12 où l’article est disponible.
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filmfilmmagazine · 8 years
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eXistenZ : Entretien avec David Cronenberg par Vincent Ostria (Les Inrocks, 1999)
David Cronenberg revient avec son nouveau film à ses premières amours futuristes : ambiance de guérilla urbaine, conflit entre intégristes du réel et chantres d’un nouvel art virtuel : une “eXistenZ” existentialiste, mais aussi un jeu aux connotations très sexuelles.
EXistenZ est le nom d’un jeu virtuel, mais aussi le titre du dernier film de David Cronenberg. En renouant avec l’écriture d’un scénario original, pratique qu’il avait abandonnée depuis Vidéodrome (1983), Cronenberg jette un regard rétrospectif sur toute son oeuvre. Non avec l’illusion de l’améliorer ­ elle n’en a nul besoin ­ ou la volonté de la critiquer avec la hauteur que confère la maturité, mais seulement pour proposer un nouvel état des lieux de l’imaginaire qui en accuse la parfaite cohérence : "Où en est-on avec le cinéma ? Qu’est-ce qu’une image aujourd’hui ? En quoi la position du spectateur a-t-elle changé ?", semble se demander le prochain président du jury du Festival de Cannes.
Plutôt que de refaire Rage (1976) ou Frissons (1970), Scanners (1981) ou Vidéodrome, Cronenberg accuse l’impossibilité de leur reproduction. Partagé entre sa fascination pour de nouveaux territoires à explorer et son instinct de grand moraliste puritain, Cronenberg livre un film écartelé. Collé à la glaciation de son sujet, pur jeu de surface apparemment dénué de la moindre profondeur, eXistenZ épouse le jeu plus qu’il ne le glorifie ou le condamne. Film-jeu plutôt que film sur le jeu, eXistenZ a aussi du jeu, comme on le dit d’une machine toujours sur le point de se détraquer. Il peut se lire autant comme un fervent hommage aux Straub que comme une charge ironique contre l’idée même de matérialisme.
Mais même s’il abandonne le lyrisme tordu de Crash (1996) pour une apparente modestie de l’image pauvre, Cronenberg continue d’enfoncer le même clou, celui du corps comme lieu de passage absolu : machine désirante à l’indépassable sophistication, à la fois calice, nourriture et prison. Si les points de départ et d’arrivée n’ont pas beaucoup changé depuis ses premiers films, le voyage qu’initie Cronenberg n’est jamais tout à fait même ni jamais tout à fait autre. Chaque vague charrie de nouveaux trésors.
Frédéric Bonnaud
Avec eXistenZ, vous renouez avec un cinéma de genre mêlant fantastique et SF que vous aviez un peu délaissé après Scanners et Vidéodrome.
J’avais tout simplement envie de traiter ce sujet particulier. Et comme personne n’en avait eu l’idée avant moi, il a bien fallu que je l’écrive. J’ai d’ailleurs été surpris de voir que cela faisait si longtemps que je n’avais pas écrit de scénario original ! C’est le premier depuis Vidéodrome. Voilà pourquoi il n’est pas étonnant que je retrouve un type d’imagerie que j’avais abandonné. En fait, je ne pense pas l’avoir abandonné. Je n’ai pas l’impression d’être revenu en arrière. Je ne planifie rien. Les projets viennent les uns après les autres. J’ai fait Le Festin nu parce que j’avais toujours admiré Burroughs. Crash était plus une surprise : je n’avais pas pensé à l’adapter. M. Butterfly était un projet complètement différent, tiré d’une pièce de théâtre. Chaque projet est spécifique et accidentel.
De Faux-semblants à Crash, vous avez exploré une veine plus mentale et plus abstraite. Vous n’aviez pas envie de poursuivre dans cette direction ?
C’est drôle parce qu’aujourd’hui quelqu’un a cité une phrase de moi disant qu’avec Crash j’étais allé le plus loin possible. Mes idées sont là en permanence, à ma disposition. Je peux y revenir quand j’en ai envie. Vous pensez peut-être de manière linéaire. Je pourrais dire que vous avez une conception victorienne, que vous voyez l’art comme une longue marche vers le progrès. Moi, je ne raisonne pas sur un mode victorien. Ma pensée ressemble à une mosaïque. Je ne vais pas en avant, en arrière ou sur le côté. Par contre, quand on m’a proposé de faire un remake de mon premier film, Shivers, là j’ai pensé que ce serait une régression.
Ça ne vous gênait pas de revenir à la série B, aux effets spéciaux ?
Non, parce que ça reviendrait à considérer que mes premiers films étaient infantiles. Je sais qu’il y a des cinéastes qui pensent ainsi. J’ai lu des interviews de Wes Craven où il disait qu’il se sentait prisonnier d’un genre et que, maintenant qu’il avait eu du succès avec Scream, il allait tourner un vrai film d’auteur. Moi, je ne pourrais pas dire ça. Je ne fais pas de stratégie, je ne raisonne pas en termes de progrès. Et puis, les choses qui m’intéressent dans eXistenZ sont assez abstraites.
Dans le film, les méchants sont les Réalistes. Mais d’un autre côté, l’univers virtuel est un piège. Dans quel camp vous situez-vous ?
Je ne prends pas parti, je raisonne comme un scientifique qui mène une expérience. J’examine ce qui se passe. Je suis du côté de la philosophie du film, qui dit que nous devons créer notre propre réalité. Pour moi, toute réalité est virtuelle, alors on peut choisir sa réalité. Donc, dans un sens, je suis neutre. Je suis un peu l’ONU. Mais comme le film s’inspire en partie de la lutte des intégristes musulmans contre Salman Rushdie, je suis aussi du côté de Salman Rushdie. Pour moi, la liberté de créer est absolument nécessaire. Dans le film, les Réalistes donnent l’impression que tout ce qui ne correspond pas à leur définition de la réalité est mauvais ­ pas seulement les jeux vidéo, mais tous les arts, toutes les interprétations métaphoriques de la réalité. Bien sûr, je suis contre cette conception. Le simple fait que je fasse des films le prouve.
L’intégrisme musulman est un danger pour l’art ?
Je sais qu’à Téhéran je serais un homme mort. Je ne pourrais pas vivre en tant qu’artiste dans n’importe quel endroit du monde. Le cas de Rushdie l’a montré très clairement. Ce serait une folie d’aller à Téhéran pour y montrer un film comme Crash. Mais Rushdie n’est même pas allé en Iran, ce sont les Iraniens qui se sont lancés à ses trousses. Ça, c’est nouveau. Maintenant, si je montre Crash à Toronto, quelqu’un peut me dire "Je vais envoyer des gens de Téhéran pour vous tuer." C’est très différent. Tous les artistes occidentaux ont dû se poser ce genre de questions à cause de Rushdie. Pour les intégristes, la tolérance, la liberté d’expression, la subtilité, la métaphore, l’ironie n’existent pas. En lisant Rushdie, ils se sont sentis immédiatement attaqués, insultés. C’est un vrai conflit de réalité. Pour certains orthodoxes, Dieu a fait l’homme à son image, mais on ne doit pas représenter Dieu. Donc on ne peut pas représenter les hommes non plus. Si l’art ne peut plus représenter les hommes, il est mort. Les Réalistes disent que l’art est une déformation de la réalité, qu’il interfère avec la compréhension de la réalité et qu’il doit être banni. Si une secte intégriste comme celle-là existait, elle provoquerait d’énormes conflits. Les Réalistes sont comme les censeurs qui pensent qu’on croit et qu’on imite tout ce qu’on voit à la télévision. J’ai souvent entendu ce type de réaction à propos de Crash. Ted Turner a voulu interdire Crash (à la télévision) en alléguant que ce film pouvait avoir une mauvaise influence sur les adolescents, qu’il allait les inciter à faire du stock-car, à provoquer des accidents. Mais je ne pense pas que c’était la vraie raison de l’interdiction. Je crois qu’au fond de lui-même Turner était très mal à l’aise. Les gens ne sont pas si simples, même pas les enfants… Ils sont bien plus complexes et sophistiqués que cela. On filtre les choses qu’on voit, on les incorpore à notre vie de mille manières complexes.
Dans eXistenZ, les adeptes de l’art virtuel forment également une sorte de secte. La religion vous fascine ?
Les croyances m’ont toujours intéressé. Il y a des gens qui mettent beaucoup d’énergie pour inventer des réalités très sophistiquées. Quand on est catholique, on est élevé dans un système très complexe avec des prières, des saints, une iconographie, des églises, un pape, des évêques… Pour les catholiques, c’est très réel, mais je peux bien dire tout d’un coup que tout cela est faux, et hop, ça n’existe plus. Cela me fascine. Ce qui m’intéresse, c’est le processus par lequel les gens créent une nouvelle réalité. La religion n’est qu’un exemple. L’art peut en être un autre. J’ai avant tout envie de regarder comment cela fonctionne. Je ne veux émettre aucun jugement de valeur. C’est au public de décider si c’est horrible, excitant ou normal. Je me demande comment un catholique très pratiquant réagira en voyant la Mission cathodique dans Vidéodrome. Peut-être qu’il pensera que c’est une bonne chose.
En disant que chacun doit créer sa propre réalité, vous vous référez à l’existentialisme sartrien ?
Oui, je suis tout à fait en accord avec les conceptions existentialistes de la vie. Notre vie est très courte, nous mourons, et la mort est absolue. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour tout comprendre mais, en même temps, nous sommes constamment obligés de faire des choix. C’est absurde, mais pourtant c’est la vérité. Il n’y a pas de dieu, pas de religion. Bien sûr, tous les existentialistes ne disent pas ça. Il y a des existentialistes chrétiens, comme Kierkegaard. Sartre a dit que l’homme était condamné à être libre. C’est une terrible responsabilité, mais c’est aussi la vraie liberté. Une telle liberté dépasse sans doute tous les désirs humains. Je parle de cela dans le film. A un moment, Ted Pikul, le personnage joué par Jude Law, dit "Je n’aime pas être ici. Nous avançons à tâtons dans un monde informe dont nous ne connaissons pas les règles, ou qui n’a même pas de règles, et nous sommes à la merci de forces inconnues qui cherchent à nous détruire sans que nous sachions pourquoi." Ça, c’est Heidegger. C’est vraiment comme ça que les existentialistes décrivent la vie humaine. Je partage ce point de vue.
eXistenZ n’annonce-t-il pas un futur proche où la technologie permettra à la fiction de s’immiscer dans la vie quotidienne ?
Je pense que nous mêlons constamment la fiction et la réalité pour créer la réalité. Les nouvelles technologies proposent des méthodes différentes, mais le concept et le processus sont les mêmes. Toutes les religions, les arts, la musique, le drame ne font que créer des mythologies et leur donner une forme, un sens. Pour les existentialistes, l’univers n’a pas d’autre sens que celui que nous lui donnons. Nous sommes responsables du sens de notre vie. Nous pouvons aussi dire que la vie n’a pas de sens. C’est très bien si on peut vivre avec cette idée. Quant au cinéma, il n’existe que depuis cent ans. Je pense que les nouvelles technologies vont rapidement nous permettre d’inventer de nouvelles formes d’art. Les jeux vidéo, la réalité virtuelle, la simulation pourraient devenir des arts. Ceux qui rejettent les arts nouveaux sont ceux qui ont peur d’être dépassés et qui pensent que leurs créations ne pourront plus être accessibles. Pourtant on peut toujours lire les Odes d’Horace ou les oeuvres de Shakespeare. On peut se demander si on pourra voir les films de David Cronenberg dans le futur quand le DVD sera dépassé. Mais pourquoi s’inquiéter ? Un existentialiste sait qu’il n’existe pas d’art éternel, qu’aucun art n’est absolu. En fait, je suis tellement excité par les possibilités à venir que j’imagine de nouvelles technologies juste pour voir à quoi elles pourraient ressembler. Il me semble évident que la biogénétique va se développer. On fait actuellement des recherches dans ce domaine en médecine, dans l’agro- alimentaire, mais on peut également imaginer que la chair devienne un nouveau matériau artistique, que l’on se mette à créer de nouveaux organes, de nouveaux animaux. Bien sûr, c’est potentiellement dangereux, mais tout ce que nous faisons est dangereux.
Ici, le sexe semble se limiter à des prothèses. C’est moins sensuel que dans Crash.
C’est différent mais, d’un autre côté, beaucoup de gens trouvaient Crash froid. eXistenZ est un film très sensuel, à tous points de vue. Quand Ted Pikul mange des bestioles, nous avons l’impression de toucher, de sentir, de goûter. La sexualité, elle, utilise de nouveaux organes, de nouveaux orifices. C’est un nouveau concept. La manière dont Allegra caresse le Pod (sorte de Play-Station en forme d’organe) avec les pieds est très sensuelle. Evidemment, ce n’est pas une représentation habituelle du sexe. C’est une dimension conceptuelle, métaphorique, ludique du sexe. Le jeu avec le Pod est une forme de masturbation, mais on peut aussi voir cela comme une relation sexuelle avec une créature inconnue.
La réalité virtuelle présentée dans le film ressemble à une série de rêves. N’est-ce pas assez inoffensif, finalement ?
Ce n’est pas ce qu’ont dit de nombreuses personnes qui ont trouvé la fin très troublante. En quittant la salle, elles se demandaient ce qui était réel et ce qui ne l’était pas. Elles avaient l’impression d’être toujours dans le jeu. Pour moi, c’est une réaction positive. Je n’ai vraiment pas envie qu’on trouve mon film inoffensif. Si vous considérez chaque étape comme aussi réelle que la précédente, y compris le moment où vous quittez le cinéma, vous avez saisi le sens du film. Ce n’est pas le film qui est un jeu, mais notre propre vie. Je questionne notre rapport à l’art et en particulier au cinéma. Je demande au spectateur d’établir une relation particulière avec le film. Je l’avertis, je lui fournis de nombreux indices montrant qu’il est structuré autrement qu’un film normal. Mais le spectateur saura toujours qu’il s’agit d’une fiction. De nos jours, on sait tout sur la fabrication des films, sur le budget, sur les éclairages, les effets spéciaux. Avant d’aller voir un film, les gens connaissent déjà toute l’histoire. Comment peuvent-ils faire pour entrer dans la réalité d’un film ? Pourtant, ils y arrivent toujours. Avec eXistenZ, je propose de faire un pas en arrière. Je ne cherche pas à déconstruire le récit, je dis aux gens qu’ils vont assister à un film multiple. Je voudrais qu’on abandonne ses préjugés.
Votre cinéma reste en dehors des courants hollywoodiens. Pourtant, il paraît qu’on vous a proposé des films comme Star wars et Total recall.
On m’envoie des tas de scénarios, même des bons parfois, mais là n’est pas la question. Si ce n’est pas un projet personnel, je ne me sens pas concerné. Certes, il y a longtemps, on m’avait proposé de réaliser le troisième Star wars. J’ai répondu que je n’avais pas l’habitude de mettre en scène les sujets des autres. Je n’avais pas envie de faire le film en me disant que j’allais détourner la commande. C’est plus excitant de faire un film où tout le monde est uni autour d’une idée et va dans le même sens.
Vous suivez toujours l’actualité cinématographique ?
Je ne vais plus beaucoup au cinéma. Je vois la plupart des films sur cassette ou en DVD, support que j’adore, et parfois simplement ceux qui sont diffusés par les chaînes. A la fin de l’année, l’Académie du cinéma m’envoie des tas de cassettes vidéo pour le vote des Oscars. Cette année, le film que j’ai préféré, qui m’a le plus impressionné, c’est Butcher boy de Neil Jordan. J’ai voté pour lui dans la catégorie Meilleur film, mais bien sûr, il n’a pas été nominé. J’ai aussi aimé, mais un peu moins, Affliction de Paul Schrader. Il y a toujours des films excitants. Je vois parfois des films hollywoodiens, mais je n’attends rien d’eux. Quand j’étais plus jeune, je voulais tout voir, tous les films d’horreur, tous les films de science-fiction. Maintenant, je n’en ressens plus le besoin et je n’ai pas le temps. Mais je reste attentif.
Cet article est disponible en ligne sur le site des Inrocks.
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filmfilmmagazine · 8 years
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Entretien avec John Carpenter par  Bill Krohn (Cahiers du Cinéma 503, 1996)
Où l'on apprend que la vie quotidienne du réalisateur se trouve complètement transformée par le travail à la chaîne numérique. Où se trouve réaffirmé que ce sont d'abord les hommes qui font le cinéma, pas la technique. Même si, quand la production s'en mêle ...
Quand je suis passé vous voir sur le tournage de Big Trouble in Little China, vous commenciez juste à utiliser un moniteur de contrôle. A l'époque, j'avais peur que vous n’y perdiez votre âme, mais finalement je ne crois pas que vos films aient eu à en souffrir.
Ce n'est qu'un outil pour juger de certaines choses — pas de tout. Surtout les cadrages. Mais ça ne rend pas compte de la mise au point et ça ne permet absolument pas de juger le jeu des acteurs. Beaucoup de gens se plantent à cause de ça — ils repassent les scènes. Moi, je ne le permets pas. Sauf lorsqu'il faut vérifier un effet dans un plan d'effets spéciaux.
C'est la première fois que vous montez sur Avid…
C'est un processus très intéressant. C'est également un outil qui permet certaines choses, mais on ne peut pas s'y fier entièrement. Sa principale qualité, c'est de permettre de gagner un temps énorme pour assembler les séquences. On peut également construire une bande sonore avec musique et effets sonores temporaires, la monter, et l'avoir le soir même sur cassette. Je dispose d'une salle de projection avec grand écran équipée pour le son THX. Ainsi, quand nous travaillons sur une séquence, je peux l'emporter chez moi et la regarder le soir. C'est un outil extraordinaire. Le seul problème, c'est qu'en fin de compte, c'est sur pellicule qu'on verra le film. C'est dans la salle de cinéma qu'a lieu l'épreuve de vérité. Et il arrive souvent qu'on soit abusé par ce qu'on voit sur Avid. Vous finissez par être obligé de changer une scène qui n'est pas la même, projetée, que celle que vous aviez vue sur Avid.
Vous voulez dire que ça vous empêche de bien visualiser vos rushes ?
Un peu. Surtout à cause du temps dont on dispose — c'est ce qui s'est passé sur Escape From L. A., où j'avais très peu de temps pour la post-production — il reste donc très peu de temps pour effectuer un bon transfert pellicule/bande magnétique. C'est soit trop sombre, soit délavé. On ne peut donc pas facilement se faire une idée des couleurs, et on ne pourra jamais voir les expressions et les nuances aussi bien que sur pellicule. Il n'y a pas et il n'y aura jamais assez d'informations visuelles avec quelque forme de technique numérique que ce soit pour approcher, même de loin, le résultat obtenu sur pellicule. C'est donc en salle de projection qu'on peut vraiment évaluer les choses. Cela dit, je ne parle que de légères modification, pas d’une restructuration de l’ensemble.
Pensez-vous que la technique finira par affecter vos films — votre style de montage, par exemple ?
Ça affecte quelque chose qui peut affecter la qualité du film, encore que ça arrive souvent. Maintenant qu'il est facile de disposer de cette technique, les studios en profitent pour réduire au minimum le temps de post-production. On ne dispose donc plus du même temps de réflexion et c'est un grand problème. On n 'a plus l'occasion de laisser passer quelques jours, de revoir le film et de laisser encore passer pas mal de temps pour y repenser, laisser le film mûrir avant de le terminer, de le projeter, et d'entrer dans le processus de correction après previews. Tout le monde insiste aujourd'hui pour que les choses se fassent tout de suite. « Fais-moi un montage ; regardons-le ; envoyons-le aux salles ! » . La Guilde des Metteurs en scène est en train d'examiner ce problème parce qu'on a compris qu'un cinéaste ne dispose plus d'assez de temps pour bricoler son film jusqu'à ce qu'il atteigne le résultat désiré.
Donc le slogan d 'Avid — « Ça vous laisse plus de temps pour être créatif ! » — paraît assez mensonger puisque les studios en profitent pour dire : « On va récupérer toutes les heures de travail que ce merveilleux outil permet d'économiser.» Êtes-vous en train de me dire que vous disposez d'encore moins de temps qu'avant ?
Tout à fait ! Il faut bien comprendre qu'ils empruntent aux banques pour faire le film ; et moins long est le crédit en cours, moins on paie d'agios. C'est un raisonnement financier. De leur point de vue, c'est vrai, mais les conséquences sur la créativité sont terribles.
Avez-vous été obligé de faire des previews avant d'être satisfait du montage ?
Je vais vous donner un exemple : j'ai terminé le tournage d'Escape From L.A un mercredi, après soixante-dix jours de tournage de nuit. Le lundi, j'ai vu le film en entier. Il n'y a donc eu que quatre jours d'intervalle. Je dois dire que voir le film si tôt m'a plutôt désorienté, dans la mesure où le cerveau humain ne peut plus rien absorber au-delà d'une certaine limite. Je me suis donc dit qu'il serait malin de prendre l'initiative et d'organiser ma propre preview. J'ai invité des gens qui n'étaient pas dans le milieu du cinéma, pour voir le pré-montage et en discuter : « Est-ce que vous comprenez ce qui se passe ? Qu'est-ce qui vous semble obscur ? », ce genre de questions. Ça m'a aidé pour le montage, dans la mesure où mon temps était compté. C'était la première fois que je faisais ça aussitôt. Je m'en suis excusé auprès d'eux en leur disant : « Vous allez rire, vous allez voir du carton et du contre-plaqué là où vous vous attendez à voir des choses très high-tech, puisque les effets spéciaux ne sont pas prêts. Essayez de ne pas y penser et concentrez-vous sur la narration. » Et ça m'a beaucoup aidé. C'était le seul moyen d'obtenir des réactions quand on est épuisé et désorienté, comme l'était toute l'équipe.
Je sais d'expérience que l'autre danger du montage virtuel, c'est de pouvoir cracher une cassette et de la faire voir à, disons, un producteur exécutif avant qu'iI ait le droit de la voir.
C'est ce qui se passe tout le temps. Ça crache des copies, et tout le monde finit par en avoir une, du machino au directeur du studio. Ça tourne alors au syndrome du « symposium » . Pas besoin d'avoir quelqu'un à la barre si tout le monde peut se permettre de dire : « fais ci, fais ça ». On sait que le cinéma est un travail d'équipe, mais il faut bien qu'il y ait un point de vue unique, du début à la fin. C'est bien pour ce la qu'on paye les metteurs en scène. Le cinéma a tellement changé depuis l'époque de mes débuts ! Aujourd'hui, il faut affronter de nombreuses menaces — celle-là en est une parmi beaucoup d'autres ! (rires)
Était-ce la première fois que vous utilisiez des effets spéciaux numériques ?
Non, la première fois c'était pour L'Homme invisible. Je dois dire que l'oscar de Forrest Gump a été gagné grâce à des techniques que nous avons mises au point sur L'Homme invisible. Il fallait qu'ils escamotent la jambe d'un type, alors que nous, c'est le type que nous avons entièrement escamoté. Dans L'Antre de la folie, nous n'avons utilisé les effets numériques que parcimonieusement — juste deux ou trois plans — mais beaucoup plus dans Le Village des damnés, à cause des yeux. Tout ce qui touche aux yeux des enfants a été fait numériquement. Le dessin, la couleur, les mouvements de caméra — tout a été fait sur ordinateur. Fondamentalement, c'est le même processus qu'avant, mais avec quelques différences. On tourne toujours les effets spéciaux avec le même genre de pellicule (du 65 millimètres), afin d'obtenir un négatif très large, et ensuite on la modifie numériquement grâce aux ordinateurs. C'est fou ce qu'on peut faire avec l'informatique ! Mais j'ai remarqué un phénomène très intéressant. Appelons ça le « mouvement numérique ». Il y a un mouvement, dans toute séquence animée par ordinateur, qui diffère profondément de l'animation d'avant, ou de la réalité. Et les gens commencent à s'y accoutumer si bien, à force de le voir dans les pubs et les films, que cette animation bidon est maintenant acceptée comme « réelle » par le public. Quand je vois ça, je me dis : « C'est complètement bidon ! », mais le public pousse tant de « oh ! » et de « ah ! » que je finis par me dire qu'ils y croient vraiment. Vous savez à quel point le cinéma influence la vie des gens — les styles de vie, la mode, tout ça ... Eh bien, aujourd'hui, c'est cette réalité complètement toc qui devient la réalité des gens. J'essaie de me battre contre. Je fais en sorte que les choses paraissent aussi réelles que possible.
Ce doit être pour cela que je n'avais pas réalisé que vous vous en étiez servi pour Le Village des damnés.
On a tout fait pour que ça ne ressemble pas du tout à du numérique.
Il y a longtemps, j'avais été frappé par le côté « réel » des scènes de vol dans The Right Stuff quand on les comparait à celles de Firefox, qui avaient été réalisées par la technique d 'image par image, ce qui fait qu'on obtenait des courbes géométriques tout droit sorties d'un ordinateur. Mais quand j'en ai parlé à Philip Kaufman, je me suis rendu compte qu'il n'avait jamais utilisé cette technique…
Je sais — on les jetait en l'air et on les filmait. Mais ils se sont donné du mal pour que ça ait l'air vrai, alors que Firefox n'a pas été filmé pour faire vrai — c'était un film d'aventures. Bon. Mais moi, je suis pilote d'hélicoptère et quand on a été aux commandes d'un avion, on sait que ça ne ressemble pas du tout à cela. Et pourtant, je marche comme tout le monde. Vous savez, les gens disent que le moment qui changé leur vie a été le premier plan de Star Wars, quand on voit passer le gros vaisseau spatial — c'est un plan réalisé par la technique d'image par image. A l'époque, ils avaient trouvé une solution pour les films qui se passent dans l'espace, et c'est vrai que ce plan était extraordinaire. Mais même si je ne suis jamais allé dans J'espace, je suis sûr que ça ne ressemble pas du tout à cela.
Est-ce que cette nouvelle technologie aura une influence sur vos scénarios, en ce sens qu'il y a des choses que vous pouvez faire aujourd'hui, dont vous n'auriez pas même rêvé il y a quelques années ?
Quand on se met à écrire un scénario, on ne devrait jamais se soucier de savoir si c'est filmable ou non. Ça n'a pas changé — on se sert de son imagination et ensuite on tente de filmer ce qu'on a imaginé. Mais je ne cache pas que c'est rassurant de savoir qu'on peut faire beaucoup de choses avec le numérique, qui, en plus, ont une sacrée allure.
Est-ce que des effets spéciaux comme la tête avec les pattes d'araignée de The Thing auraient été aussi réussis avec le numérique ?
Pas du tout ! On ne pourrait jamais arriver à cela sur un ordinateur. Il fallait passer par ce que nous avons fait. C'est à cause de ça que c'est si étonnant — on parvient à un sentiment de réalité très dérangeant.
Si vous tourniez The Thing aujourd'hui, feriez-vous ce plan à l'ordinateur ?
Si je faisais une suite de The Thing, j'utiliserais le numérique pour certains plans, parce que certains effets y gagneraient. Mais pour d'autres, ce serait le contraire. Je les referais exactement de la même façon, avec un bout de caoutchouc, des éclairages et des trucs  gluants. Ça donne une impression de réalité en temps réel, quelque chose de viscéral… Regardez Jumanji ! Même la charge du rhinocéros, qui est tellement impressionnante, fait toc. C'est superbe, mais on n'y croit pas ! Je crois que ce qui a fait le succès de Jurassic Park, c'est le son. Il y a des plans magnifiques, c'est vrai, mais c'est le son qui est génial, grâce au son numérique. On peut faire des choses en son numérique qu'on n'aurait jamais pu faire avant. L'amplitude et le spectre qu'on obtient sur la bande-son sont extraordinaires. On a une étendue de basses et d'aigus avec laquelle on peut littéralement faire du Sensurround, sans avoir à installer des haut-parleurs de basses. Vous savez, dans la première version d'Earthquake, qui était présenté comme le premier film en Sensurround, on avait mis des baffles de basses géants dans les salles. On avait l'impression d 'être secoué. Maintenant, on peut obtenir le même effet avec l'équipement standard.
Ainsi, vous pensez que le numérique a ajouté quelque chose au réalisme du film au niveau sonore, tout en affaiblissant la sensation du public au niveau visuel, en ce qu'elle leur fait croire que les dessins animés sont vrais.
Je ne voudrais pas me montrer trop critique. Avez-vous déjà vu des films de Ray Harryhausen... j'adore cela et pourtant ce n'est pas réaliste. King Kong, par exemple — c'est magnifique sur le plan artistique, mais pour autant vais-je croire en la réalité de King Kong ? Quand j'étais enfant, je savais que ce n'était qu'une poupée, mais j'adorais ça quand même. Regardez Toy Story. Pas une seconde je n'ai cru que les jouets venaient à la vie ; je savais que tout était toc et irréel — mais ça avait du style ! On voit de plus en plus de films sur les menaces de la réalité virtuelle ou sur Internet. Ce sont des films qui ne marchent pas. C'est très étrange. Je crois que ça remonte à Tron. Le film a gagné un peu d'argent, mais n'a pas vraiment marché commercialement, parce que le scénario était pauvre. Alors que Toy Story a gagné le jackpot parce que son scénario est en béton. Les films sur la réalité virtuelle ne se sont pas encore imposés. On pourrait croire qu'il y a une forte attente, mais ils n'ont pas encore trouvé leur public. Je ne sais pas pourquoi. Même Harcèlement était très décevant. Dans le roman, le héros entre dans la réalité virtuelle et trouve des dossiers qui lui dévoileront la vérité. Il met sa combinaison, son casque et entre dans le couloir. Il y a un ange qui vole — tous ces logos en dessin animé qui ont été faits par le type qui a créé les fichiers. Et il rencontre quelqu'un qui consulte les mêmes fichiers, mais ils ne peuvent se voir mutuellement. Dans le livre, c'est un passage magnifique, mais dans le film, je crois que ça n'a pas été réalisé avec imagination.
Comment, à votre avis, cette technologie a-t-elle affecté le contenu des films ? Y a-t-il, par exemple, un rapport entre le montage à l'Avid et le côté très « cut » de films d'actions tels que Broken Arrow ou Under Sieger 2 — ou n'est-ce qu'à cause de Speed qui a gagné tellement d'argent que tout le monde copie son style ?
C'est une vieille tradition de l'industrie du cinéma. Si un film rapporte beaucoup d'argent, il aura de nombreux clones. Je pense que ce qui a vraiment changé le contenu des films, c'est l'étude de marché. Les études de marché ont transformé de nombreux films en simple muzak, où il n'y a plus ni hauts ni bas — le film est plat d'un bout à l'autre. Il n'y a rien là qui puisse choquer, et le film vous apporte tout sur un plateau, comme si vous n'étiez qu'un nourrisson pleurant pour sa tétée. Mais il y a un autre facteur, qui tient au public. Les gens ont envie d'interagir avec le film, puisqu'ils sont habitués à le faire avec leurs jeux informatiques. Ils ont envie de hurler devant l'écran et de se moquer de tout. Ils n'ont pas envie de trop s'impliquer dans une histoire, comme avant. C'est pourquoi je pense que la plupart des choses qu'on voit dans les films d’action ont été programmées pour obtenir cet effet interactif — par exemple, ces répliques courtes et bêtes auxquelles les gens peuvent réagir en hurlant. Les sélections de basket viennent de commencer à la télé. Alors je la regarde. Ce à quoi je ne puis absolument pas résister, pas plus que mon fils de douze ans ou que mon beau-fils qui en a seize, ce sont les publicités. Je coupe le son, mais je ne peux m'empêcher de regarder visuellement, c'est comme une dépendance. Ça va si vite, c'est si « bien fait » et ça demande de tels budgets — et, d'une certaine façon, c'est une forme de créativité. Mais la seule fonction de la pub, c'est de vous pousser à acheter une marchandise. C'est le monde de la consommation. Je n'ai rien contre, mais bon dieu, quel changement pour la culture et pour les gens ! Je pense qu'il y a quelque chose de très négatif là-dedans — quelque chose de très grave.
Est-ce que votre travail a été marqué par le fait que vous deviez peut-être séduire un public jeune ? Après notre dernier entretien, où vous m'aviez parlé du Village des damnés, j'ai été très frappé par le rythme du film. L'original était très lent et très dialogué, mais votre remake est monté comme un film de guerre.
C'était pour réactualiser l'histoire. J'ai si souvent visionné l'original que, lorsqu'il a fallu concevoir le remake, j'ai su qu'on ne pouvait pas refaire les choses dans le style de l'époque. C'est dommage, mais c'est impossible. Il faut, jusqu'à un certain point, se conformer au public ; d'un autre côté, il y a quelque chose chez moi qui s'y refuse. Mais l'instinct de survie est le plus fort. Tout dépend de ce qu'on est prêt à supporter. Je n'arrête pas de me dire : « Un jour, je n'en pourrai plus. Il faut que je quitte tout ça et que je fasse autre chose. » Personnellement, je ne peux pratiquement plus aller au cinéma — j'en ai tellement assez du film-divertissement. Ça n'arrête jamais, c'est partout et ça devient si banal. Et le cinéma est devenu tellement pertinent qu'on n'y trouve plus grand-chose de passionnant. Il y a quatre ou cinq films qui sortent chaque weekend... C'est trop ! La semaine où Broken Arrow est sorti, on n'entendait parler que de cela sur Internet. La semaine suivante, c'était un autre film. Et on entend des répliques du film sortir de son ordinateur ! Je suis tellement saturé de cinéma que ça ne m'intéresse plus. Comme lorsque les voitures japonaises sont devenues à la mode — elles se ressemblaient toutes. Les jeunes ne lisent plus, ils ont perdu la faculté de contemplation — tout leur est donné dans l'instant : une gratification visuelle instantanée. La curiosité a disparu. Les moments de concentration ont disparu. Cela crée une expérience aveuglante. Pour nous, les vieux de la vieille qui ont été élevés dans les classiques... J'accepte l'inéluctabilité du changement. Mais j'ai trouvé d'autres choses qui me stimulent. Par exemple, les sports d'équipe et le basketball ont échappé à ce processus. Ce n'est pas du divertissement filmé qui délivre toujours la même expérience. Bien entendu, il reste des choses uniques, originales et créatives, qui arrivent à percer et qui sont merveilleusement faites. Et il y a beaucoup de choses, dans le divertissement programmé, que j'aime. Mais j'en suis saturé.
C'est une expression intéressante « divertissement programmé » — est-ce un synonyme négatif de « cinéma numérisé » ?
Le divertissement programmé a conquis le monde. Tout est programmé, à présent, dès le stade de l'écriture du scénario, jusqu'à la mise en place : quand un film sort, on a programmé qui jouera dedans, de quoi ça parlera, quelle sera la cible. De même que le style de production, avec toute cette technologie, et la cadence qu'elle impose. Ensuite, vient le stade des études de marché ; le concept de base, c'est de supprimer tout ce qui pourrait choquer ou déranger le public. Aussi, à la sortie, votre film ressemble à tous les autres. Je ne sais pas si c'est mauvais…
Si, c'est mauvais ...
Eh bien, pour moi c'est profondément mauvais, mais je dois le dire tout bas, puisque c'est ça la loi. C’est la norme.
Entretien réalisé par Bill Krohn à Los Angeles, traduit de l'anglais par Serge Grünberg
Pour lire cet article dans sa version originale, il existe des fac-similés compilant d’anciens numéros des Cahiers du cinéma.
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filmfilmmagazine · 9 years
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Dans le jardin du bien du mal, entretien avec Lars von Trier par Serge Kaganski (Les Inrocks, 1996)
Lorsqu’il est apparu dans le paysage cinématographique avec The Element of crime, Epidemic et Europa, on l’a vite rangé dans la génération visuelle des années 80.
Mais Lars von Trier est un artiste d’une complexité qui pulvérise toutes les étiquettes. Après des épreuves familiales et une conversion au catholicisme, il a pris tout le monde à contre-pied avec un feuilleton ironique et inquiétant, L’Hôpital et ses fantômes, et son mélodrame chrétien flamboyant, Breaking the waves. Sans parler de Dogme 95, son manifeste esthétique à l’exact opposé de ses premiers films. A la veille de présenter à Cannes Les Idiots, film gardé secret jusqu’à la dernière minute, ce cinéaste perclus d’angoisses et de phobies se shoote au travail pour oublier la déprimante absurdité de l’existence. Il nous a reçus chez lui, à Copenhague, pour un rare entretien.
Ce lundi d’avril, l’Europe climatologique marche la tête à l’envers. Alors que nous quittons Paris au petit matin dans l’obscurité, le froid et les trombes d’eau, nous découvrons Copenhague dans une douceur printanière, sous un soleil lumineux. Vibeke Windelow, la patronne de la société de production de Lars von Trier, Zentropa, est venue nous accueillir à l’aéroport pour nous conduire directement chez lui, dans la banlieue nord de Copenhague.
En chemin, nous parlons bien sûr du cinéaste secret qui n’a pas voulu rencontrer la presse depuis des années hormis quelques rares exceptions, avec tel ami journaliste danois ou suédois. La chaleureuse Vibeke nous explique que Lars n’a absolument rien contre la presse : c’est seulement qu’il n’aime pas voyager parce qu’il a la phobie des avions et des trains modernes (ils sont clos et fonctionnent à la climatisation), c’est aussi qu’il est toujours plongé dans son travail et n’accorde des interviews qu’une fois mis devant le fait accompli. Ce qui est le cas ici : elle nous dépose devant sa porte. Auparavant, elle nous aura précisé que ce charmant cottage de grande banlieue revêt une importance capitale pour Lars von Trier : c’est en fait la maison de ses parents, celle où il a grandi, et qu’il vient de racheter à sa première épouse. On pense alors au décès de sa mère, aux révélations concernant sa filiation (il a découvert il y a trois ans que son vrai père n’était pas celui qui l’avait élevé), à son enfance et, surtout, à la façon dont il revoit son enfance aujourd’hui. Nous contournons le bâtiment principal, traversons le jardin (dans un coin, le potager où le cinéaste cultive lui-même ses fruits et légumes) et retrouvons Lars von Trier dans son bungalow de travail, au fond du terrain.
C’est un homme souriant, affable et décontracté qui nous accueille, loin de notre idée d’un artiste torturé, autiste et paranoïaque. Le bungalow est un petit chalet de trois pièces, tout en bois clair, une vraie maison de démonstration Ikea. Dès l’entrée, nous devons nous déchausser et enfiler des espadrilles d’intérieur. Trait particulier de Lars ou habitude des pays nordiques ? Toujours est-il que ce chalet témoigne d’un sens de la propreté très helvétique, quasi maniaque du moins à nos yeux de Parisiens bordéliques. Murs blancs, bois clair, froideurs des ordinateurs et des classeurs, ameublement dépouillé, pas une tache, pas un papier qui traîne : tout renvoie l’image d’une volonté d’ordonnancement et de clarté frisant l’aseptisation.
L’entretien commence : Lars von Trier parle volontiers, répond sans se faire prier à nos questions, fait même preuve de beaucoup d’humour. Pour quelqu’un qui ne parle pas souvent aux journalistes, tout se passe dans l’aisance et la décontraction. Pourtant, au bout de trois quarts d’heure, le cinéaste commence à donner des signes de lassitude. Il hésite sur certaines réponses, ses mains se crispent, il semble mal à l’aise au fond de son fauteuil et interrompt plusieurs fois notre conversation pour divers prétextes ; téléphone, tasse de thé, etc. Finalement, on a le sentiment que l’amabilité de von Trier était un effort de façade (et sur lui-même), que ses démons reprennent naturellement le dessus, ce dont il ne se cache pas : au fur et à mesure de l’entretien, il évoque de plus en plus ses angoisses, ses peurs et sa grande fatigue morale.
Nous voilà plongés dans une dichotomie chère à Lynch. Il fait beau, la maison est cossue, le jardin est apaisant, les oiseaux gazouillent, le quartier respire la douceur de vivre, l’épouse (la seconde) est charmante, les jumeaux babillent et le maître des lieux est un artiste dont le travail est reconnu : un tableau général qui pourrait être celui du bonheur. Pourtant, derrière cette image rassurante, sous cette surface idyllique, un homme souffre : hanté par l’absurdité de la vie, terrifié face à l’idée de la mort, rongé par diverses phobies, Lars von Trier se soûle de travail pour oublier.
Lars von Trier ­Je vais mettre mes lunettes. Comme ça, j’aurai l’air intellectuel, comme toi... J’aime bien les lunettes.
Enfant, adolescent, quelle place tenait le cinéma dans ta vie ?
J’ai voulu devenir cinéaste vers l’âge de 12 ans. Mon oncle faisait des documentaires, donc le cinéma était un petit peu dans les gènes familiaux. Gamin, je tournais des petits films 8 mm, c’était génial. Ce qui m’intéressait dans le cinéma, c’était son aspect technique, pas autre chose. Avec une caméra, je pouvais m’amuser, j’avais tellement de possibilités...
Le cinéma t’intéressait-il en tant que spectateur ? Etais-tu curieux de découvrir des films, des cinéastes, des genres ?
A cet âge-là, sûrement pas. Je n’étais pas du tout un spectateur averti ou sélectif. Je me souviens d’un film qui m’a marqué, Billy le menteur de Schlesinger, mais à part ça... Je ne faisais pas attention aux noms ou aux titres, mais je ressentais très fort certaines images. Je voulais devenir cinéaste parce que j’en avais envie, sans analyser plus loin. A cette époque, j’ai joué dans une série danoise et pendant trois mois, j’ai fait l’acteur c’était super. Et puis plus tard, j’ai travaillé comme assistant dans un studio de cinéma : ce n’était pas payé, j’essayais juste de rendre service afin de m’introduire dans ce milieu. J’étais fasciné, fasciné comme peut l’être un enfant par le milieu du cirque : mais cette fascination concernait surtout l’environnement général, l’atmosphère enveloppant les lieux, plutôt que l’éléphant en particulier.
L’un de tes professeurs de cinéma, Christian Braad Thomsen, a raconté que tu assistais aux cours avec des écouteurs sur les oreilles. Pourquoi aller aux cours pour ne pas les écouter ?
Oh, je ne me souviens plus très bien de tout ça... Je n’avais aucune intention provocatrice. Simplement, je n’aimais pas les profs, je n’ai jamais aimé les profs. Je trouve qu’ils ne sont d’aucune aide : tout ce qu’ils vous apprennent ne vous sert jamais pratiquement dans la vie. Je ne crois pas aux professeurs, à l’enseignement, à la pédagogie. Je crois au questionnement, au doute, aux interrogations. Le bon professeur, selon moi, est celui qui ouvre des questions, qui dit à ses élèves “Ce point n’est-il pas intéressant à discuter ?” Après, les élèves peuvent retourner chez eux et réfléchir eux-mêmes à la question. Faire des films est d’une facilité dérisoire, ce n’est franchement pas plus dur que de vider la poubelle. Alors pourquoi une école ?
Tu dis qu’il est facile de faire un film, mais faire un film ne suffit pas pour devenir un cinéaste intéressant.
Je dis simplement que la technique du cinéma est très facile à apprendre et à maîtriser. Cela dit, il devrait y avoir beaucoup plus de cinéastes intéressants. Mais il y a la plaie des écoles de cinéma : le respect. Si on respecte trop le cinéma et son passé, le champ des possibilités devient très étroit et on refait sempiternellement le même film, avec les mêmes recettes. Au contraire, il faut voir grand, ouvrir de nouvelles possibilités. C’est mon grand grief vis-à-vis des écoles : elles vous apprennent à respecter ceci, respecter cela... J’éprouve beaucoup d’amour pour les films, mais je ne les respecte pas, surtout pas.
L’école de cinéma était-elle un passage obligé pour intégrer le milieu professionnel, une étape facilitant les choses ?
Sortir diplômé de cette école permettait de mieux s’intégrer dans le milieu du cinéma, surtout dans un pays comme le Danemark, où il était quasiment impossible de devenir cinéaste sans être passé par la filière officielle. De ce point de vue, l’école a été positive. Mais sinon, ce qui compte, c’est de savoir dans quelle direction on veut aller. Je ne savais pas exactement quels films j’allais faire, mais je savais parfaitement quel chemin j’allais emprunter : cela n’a jamais été un problème.
Quel était le chemin ?
Eh bien, plus ou moins celui que j’ai suivi avec The Element of crime et les films suivants (rires)... Bon, je ne savais pas exactement ce que serait The Element of crime avant de le faire, mais je savais quel type d’images m’excitait, je savais ce qui m’attirait dans le cinéma, je savais sur quel terrain investir mon énergie et ma curiosité,­ tout cela était très clair pour moi.
Pendant cette première période de ta filmographie, de The Element of crime à Europa, peut-on dire que tu t’intéressais essentiellement aux images, au visuel, plutôt qu’au contenu, aux thèmes, à la narration ?
Ce qui est sûr, c’est que le contenu, le “message” ne m’intéressait pas du tout. Je n’avais rien à dire, tout simplement. Mon cinéma découlait d’un amour profond pour certains passages de films que j’avais vus et qui m’avaient marqué. Par exemple, pendant la période de l’école, j’ai vu Le Miroir de Tarkovski : probablement ma plus grosse expérience émotionnelle de cinéma. Et pourtant, la première fois, je n’en ai vu que quelques minutes à la télé. Mais quelles minutes ! Waooow... Depuis, j’ai vu ce film au moins vingt fois, à tel point que je ne peux plus le revoir. En tout cas, le sentiment émotionnel très puissant que j’ai ressenti à la vision de ce film est comparable à une révélation, c’était une expérience quasiment religieuse. Je me suis tout de suite dit “Voilà à quoi je veux utiliser ma vie. Je veux mourir pour ce genre d’image, d’expérience !” Et ce n’était même pas tout le film, c’était une scène particulière : le docteur discute avec la femme, il est assis sur une barrière, il se casse la figure et dit quelque chose comme “C’est merveilleux de tomber près d’une femme comme vous.” Cette scène est fantastique. A part ça, je ne sais même pas quel est le sujet du Miroir, je ne suis même pas sûr d’avoir tout compris à ce film. Mais de petits moments de révélation comme celui-là, c’est formidable.
On retrouve cette relation purement sensorielle dans The Element of crime : on peut être envoûté par son aspect visuel sans être vraiment sûr de comprendre de quoi ça parle.
The Element of crime parlait de plein de choses diverses, je n’avais pas du tout envie de raconter une seule histoire ou de traiter un seul sujet. Je préférais envoyer un tas de signaux dans différentes directions. Cela dit, il faut faire attention aux analyses simplistes. Par exemple, je ne qualifierais jamais Tarkovski de formidable faiseur d’images : ça signifierait qu’il fait de belles images mais ne peut pas raconter d’histoire. C’est trop réducteur. Tarkovski n’a jamais choisi de faire ceci et ne pas faire cela : il obéissait à ce qu’il ressentait. Tarkovski était aussi capable que n’importe qui de raconter simplement une histoire. Il ne se disait pas qu’il allait faire de belles images, ou un beau son, ou un beau montage ; le cinéma était un processus global par lequel il ouvrait des portes vers un autre monde. A travers l’écran, on percevait un autre espace-temps, une autre existence. The Element of crime participait du même principe : ouvrir la porte vers un univers différent, un univers que nous avions créé.
Te souviens-tu de la première de The Element of crime à Cannes en 84 ?
Je me souviens de ce son régulier pendant toute la projection : poum, poum, poupoum, poum, poupoum... Le claquement des fauteuils des spectateurs qui quittaient la salle les uns après les autres (rires)... A la fin, nous devions être une trentaine au maximum. Mais je ne m’attendais pas à ce que tout le monde reste jusqu’au bout, du coup je n’étais pas si surpris que ça. Ni déçu ni abattu. Depuis mes premiers courts métrages, je savais que certaines personnes aimaient beaucoup mes films, mais que la majorité les détestait. A Cannes, les proportions étaient à peu près les mêmes. De toute façon, je suis très sûr de ce que je fais, alors quand des gens quittent la salle, j’ai tendance à penser que c’est leur problème, pas le mien (rires)...
A Cannes, tu tranchais aussi par ton apparence : ton équipe et toi aviez tous le crâne rasé.
J’exagère parfois dans la provoc, parce que je ne veux surtout pas que les gens m’aiment pour de mauvaises raisons. Je n’ai jamais désiré être aimé parce que je suis gentil et bien éduqué, j’ai donc parfois forcé sur le côté mauvais garçon. J’ai un caractère rebelle, mais je suis toujours resté très humble et sympathique avec les gens qui n’ont pas de pouvoir. Par contre, plus les gens ont du pouvoir, plus mes tendances rebelles s’accentuent. C’est sans doute un comportement très enfantin, très puéril, mais je suis ainsi.
The Element of crime était une vision très glauque, très crépusculaire de l’Europe.
L’Europe, je ne sais pas... C’est vrai que ça se passe en Europe, mais... Ce qui est sûr, c’est que le film est une vision, ça oui. Une vision de quoi, je ne sais pas, mais c’est une vision (rires)... C’est comme la révélation de Jean dans la Bible : ce n’est pas très facile de dire de quoi il s’agit exactement, mais c’est un passage fameux de la Bible.
Considères-tu aussi tes deux films suivants, Epidemic et Europa, essentiellement comme des visions ?
Oui, mais avec de grands progrès dans la narration. Deux films moins chaotiques, plus simples à suivre que The Element of crime, en tant qu’histoires.
Europa se passe à la fin de la guerre, en 45. Qu’est-ce qui te fascine dans cette période ? Le fait qu’elle représente le point d’origine de notre monde contemporain ?
Je ne pense jamais en ces termes. Ce que tu dis, c’est typiquement le raisonnement que tiendrait un prof (rires)... “Le film va être au sujet de ceci et expliquer cela...” Je n’aborde jamais l’art de cette façon. Même les films de Ken Loach, je ne les regarde jamais en me disant “Ah, c’est bien, il nous montre la condition ouvrière.”
Tu refuses tout ce qui est de l’ordre du discours, de l’analyse.
Je ne cherche jamais ce qui se dit avec les mots. Si ça peut s’énoncer avec des mots, alors pourquoi faire un film ? Ce qui est bien avec les films, c’est que c’est toujours plus vaste que les mots. Je sais que les films utilisent les mots, mais ils les dépassent largement. De ce point de vue, tous les films sont susceptibles de m’intéresser, y compris des films au discours fasciste. Si le film me touche et me fascine, je me fiche de ce qu’il raconte, je ne m’intéresse pas au “message”. Je recherche autre chose qu’un discours dans le cinéma, je recherche une vie autonome de l’oeuvre. Je précise quand même que je ne suis pas spécialement fan de films fascistes, c’était juste un exemple (rires)... Je me fiche de ce que racontent les films ; ce qui me motive, c’est qu’ils vivent, qu’ils vibrent. C’est difficile à définir, mais c’est le coeur de ce que je recherche. Quelque chose me touche dans un film, et ça m’ouvre sur un univers que je peux investir. C’est comme se balader sur la route, découvrir une porte mystérieuse, ouvrir la porte et tomber sur un jardin magnifique, c’est ce genre de sensation. Exactement comme dans Alice au pays des merveilles.
Est-ce une coïncidence si les titres de tes trois premiers films commencent par la lettre E ?
C’était volontaire. Mes films sont groupés en trilogie. Les trois premiers formaient la trilogie de l’Europe et commençaient donc par la lettre E. Maintenant, je suis dans la trilogie Golden heart : Breaking the waves était le premier, Les Idiots est le second. L’intitulé de cette trilogie est basé sur un personnage de livre d’enfants, une petite fille qui avait un coeur d’or, une générosité sans faille. Comme Bess dans Breaking the waves, comme le personnage central des Idiots.
En 95, avec d’autres cinéastes danois, tu as créé Dogme 95, une sorte de charte qui ressemble à une radicalisation exagérée des principes du néoréalisme ou de la Nouvelle Vague et qui précise les dix commandements du cinéaste : “Le tournage doit avoir lieu en extérieurs ; le son ne doit jamais être produit séparément des images ou vice versa ; trucages et filtres sont interdits, etc.” Faut-il la prendre au sérieux ou comme une blague ?
Ce n’est absolument pas une blague ! C’est très sérieux. C’est vrai que je travaille beaucoup avec l’humour. L’humour est inscrit dans ma nature et tout ce que je fais l’est plus ou moins sous le sceau de l’humour. De ce point de vue, on peut voir un élément humoristique dans Dogme 95, mais il n’empêche que ça a été fait très sérieusement. En un sens, on peut dire que Dogme est drôle parce que ça se prend très au sérieux. Mais pourquoi ne pas se prendre un peu au sérieux ? Les films sont aussi une chose à prendre très au sérieux. Et pourquoi ne pas faire des films selon un ensemble de règles très précises ? Peut-être qu’en effet ce n’est pas une bonne idée mais, en tout cas, c’est une idée intéressante. On peut expérimenter ces règles, voir ce qu’elles nous apportent et, plus tard, peut-être, les foutre à la poubelle. Evidemment, Dogme est aussi un hommage et un remake des nouvelles vagues, particulièrement la française. Aujourd’hui, tout est tellement figé, ennuyeux, mort... en tout cas dans le cinéma de grande consommation. Avec Dogme, nous espérons ramener un peu de vie et d’agitation dans le cinéma.
Les cinéastes des nouvelles vagues utilisaient certes des systèmes ou des principes de mise en scène, mais sans besoin de les codifier par écrit, sans dogmatisme. Pourquoi se forcer dans un carcan officiel, pourquoi s’imposer un code écrit du cinéma ?
Bien sûr, on peut faire des films sans code écrit... Comme il peut y avoir des religions sans bible. (Il réfléchit longuement)... Aujourd’hui, tout est tellement facile, notamment dans le cinéma. Avec les règles de Dogme, il est plus difficile de faire un film. Il est surtout plus difficile de tricher et c’est tout l’esprit de Dogme. Le cinéma contemporain est devenu très superficiel et son plus gros défaut, c’est qu’il triche beaucoup : c’est tellement facile de peaufiner une belle image, d’accompagner avec une belle musique, etc. Avec tous ces subterfuges techniques, on ne peut plus rien voir, sauf les subterfuges ! Si on suit les règles de Dogme, il est impossible de recourir à tous les subterfuges habituels de la tricherie cinématographique. On pourrait dire que c’est une sorte de purification. D’ailleurs, “dogme” est un terme religieux. C’est aussi une provocation, une manière de parler de cinéma et de religion dans le même flux. Mais je crois que c’est une bonne provocation, parce que le cinéma est une religion ­ou pourrait l’être. En tout cas, pour Carl Dreyer, il n’y avait pas de différence.
Dogme 95 et ta conversion au catholicisme sont des changements très forts, qui pourraient sembler liés.
La conversion au catholicisme n’a pas représenté un si grand changement dans ma vie. Je ne suis pas un bigot, un fou de religion... Je comprends que, vu de l’extérieur, on puisse faire des liens entre le décès de ma mère, ma conversion, etc. Moi, je n’ai pas de recul, je ne perçois pas ces liens, je ne passe pas mon temps à analyser toutes mes décisions, je ne sais pas pourquoi je fais les choses... Je les fais, je vis ma vie, c’est tout.
Mais tu sais quand même pourquoi tu t’es converti au catholicisme.
A l’époque, j’étais marié à une catholique, et cette religion m’attirait. Aujourd’hui, j’ai quatre enfants, c’est très catholique, n’est-ce pas ? (rires)... Mais je les ai eus avec deux femmes différentes, ce qui l’est moins (rires)...
Pourquoi le catholicisme plutôt que le protestantisme, le judaïsme, le bouddhisme ou autre chose ?
Au Danemark, c’est une religion très exotique et elle véhicule un tas de choses que nous associons aux pays du Sud. Par exemple, vous avez tous ces saints... ce qui est pour moi plein de vie et d’invention, quand on compare au protestantisme. Vous avez la confession, selon moi un système très pratique, plein de bon sens ; c’est comme la psychanalyse : vous y allez, vous racontez vos problèmes et vous en sortez en allant un peu mieux. Vu depuis le protestantisme, le catholicisme est une religion beaucoup plus attrayante et logique, beaucoup plus proche des gens. Elle vous permet de vous sentir heureux, de vivre beaucoup mieux que le protestantisme. Je sais bien entendu que, comme toutes les religions, le catholicisme peut aussi être culpabilisant ; mais comme je ne suis pas né avec, comme je n’ai pas été élevé dedans, le catholicisme ne me culpabilise pas et ne m’entrave pas. Je le vis très bien. Je parle avec un prêtre de temps à autre, mais je ne vais pas à la messe, je ne mets presque pas les pieds à l’église... bref, je ne vis pas du tout comme un bon catholique pratiquant. Mais je suis baptisé et mes deux petits jumeaux vont être baptisés bientôt.
Si on pensait que Dogme 95 pouvait être une plaisanterie, c’est aussi parce que les règles que vous édictez semblent en totale contradiction avec tes films, du moins de The Element of crime à Europa.
C’est vrai. De ce point de vue, ces règles sont faites pour moi. Car avec Les Idiots, pour la première fois, j’ai pu tourner un film en couleurs naturelles sans me sentir coupable. Avant, les films en couleurs me paraissaient fades, il fallait que je trafique les couleurs pour que ça ne ressemble pas au standard Kodak. Je voulais tout contrôler. C’est ainsi que j’ai débuté ma carrière de cinéaste : en contrôlant tout. Et grâce aux règles de Dogme, il s’agit maintenant pour moi de contrôler le moins possible. Voilà mon cheminement. C’est pour cela que ces règles sont faites pour moi. C’est comme si je me disais “Bon, tu veux contrôler les couleurs ? Voilà une règle qui interdit de contrôler les couleurs. Tu veux contrôler le son ? Voilà une règle qui interdit de contrôler le son. Etc.” Ces règles sont faites pour contrebalancer mes instincts naturels. Maintenant, on peut tracer un parallèle avec la vie : j’aimerais avoir ce genre de charte en tant que personne, parce que j’éprouve une angoisse terrible dans les situations que je ne contrôle pas. J’aimerais qu’un dogme puisse s’appliquer à ma vie, j’aimerais qu’une règle me dise “Tu as peur de ceci ou cela ? Il ne faut pas avoir peur, il faut le faire !” Par exemple, j’ai peur de ne pas contrôler mon corps quand je tombe malade. Il me faudrait une règle qui me dise “N’essaie jamais de contrôler ton corps ; désormais, la responsabilité du contrôle de ton corps ne t’appartient plus.” Quelle libération, quelle existence agréable si on n’avait plus à supporter la responsabilité de son corps et de sa vie ! Ce serait merveilleux. Voilà mon ambition dans la vie : me débarrasser le plus possible du contrôle et de la responsabilité. Si j’y arrivais, j’arrêterais sûrement le cinéma : je me contenterais d’être heureux, de vivre mon bonheur.
Est-il facile de se conformer à toutes les règles de Dogme ?
C’est impossible ! En ce sens, Dogme est comparable à la Bible ou aux dix commandements : c’est impossible à respecter (rires)... C’est comme tous les mots en “isme” : il vaut mieux abandonner tout de suite (rires)... Mais cette impossibilité ne signifie pas qu’on ne doit pas avoir de règles. Les règles sont structurantes, même si on ne les suit pas. Les Juifs n’ont pas le droit d’utiliser l’électricité le samedi mais ils contournent la règle pour pouvoir regarder la télé. Ça rend les gens inventifs. Dogme oblige à réfléchir, à penser chaque détail et ça procure de la joie, même pour les petits aspects d’un tournage : il faut résoudre un tas de petits problèmes. Tout cela nous rend la poésie originelle du cinéma, la pure sensation d’exprimer des choses avec des moyens modestes.
Les Idiots est très différent de tes films précédents : il est plus orienté sur l’histoire, le discours et les personnages que sur les images et le visuel.
Il n’y a pas d’images dans ce film, du moins pas au sens d’images très travaillées. 90 % des images sont filmées par moi-même avec une petite caméra vidéo. C’est génial comme outil. On a dû tourner cent trente heures d’images pour ce film qui, évidemment, ne seront pas utilisées. Les Idiots est sans doute aussi mon film le plus politique. Il a une dimension politique, une dimension sociale... J’espère aussi qu’il est drôle, et je sais qu’il est parfois flippant.
Les Idiots est aussi parfois très cruel.
L’aspect le plus cruel du film, c’est qu’après l’avoir vu, on ne sait pas trop quoi en penser. Mais j’aime bien ce genre d’ambiguïté : j’estime que pour un film, c’est une qualité. Avec mes meilleurs films, on a toujours des doutes sur ce qu’on a vu.
Toi-même, es-tu parfois dans cette position de doute sur ce que tu filmes, ou bien contrôles-tu toujours ton travail ?
C’est très difficile de ne pas garder le contrôle de ce qu’on fait. Mais sur ce film, j’ai essayé de me débarrasser du contrôle autant que je pouvais. J’ai beaucoup travaillé avec les acteurs, nous avons fait des choses étranges. Parfois, nous discutions psychologie toute la nuit, nous pleurions... Il y a plein de petits psychodrames comme ça sur le tournage, c’était merveilleux. Je me disais que Cassavetes travaillait sans doute de cette façon.
Le cinéma comme une thérapie familiale ?
Oui, on pourrait dire ça. Souvent, nous étions nus. Je filmais à poil, c’était formidable, comme un retour aux seventies, un retour aux valeurs de ma prime jeunesse (rires)...
A part Ken Loach, suis-tu ce qui se passe dans le cinéma contemporain ?
Non, non, pas du tout (rires)... Mon gros problème, c’est que je suis trop angoissé à l’idée de mettre les pieds dans une salle de cinéma. Je suis claustrophobe. Je l’ai toujours été, mais ces dernières années, ça s’est aggravé. Alors je ne vois des films qu’en vidéo ou à la télévision. Peut-être que le cinéma contemporain ne m’intéresse pas tant que ça. Il y a bien des compositeurs qui n’écoutent jamais la musique des autres. Je ne crois pas être égocentrique : j’observe le monde, et je fais des films ensuite.
Essaies-tu maintenant de te guérir de tes phobies, ou acceptes-tu de vivre avec ?
Oh, j’essaie de guérir, j’ai tout un ensemble de traitements mais, jusqu’à présent, sans beaucoup de résultats. Je peux vivre sans prendre l’avion, mais dans l’ensemble, je ne suis pas très heureux de vivre avec toutes ces phobies. Plus globalement, je suis assailli d’angoisses de toutes sortes. Notamment, je ne peux me défaire du sentiment que la vie n’est qu’une vaste et sombre blague. Pourquoi vivre puisqu’on doit de toute façon mourir ? Dans la rue, je regarde les gens en me disant “Quel dommage, celui-là va mourir dans deux mois, et celui-là dans deux ans, et celui-là dans dix ans, et mes enfants vont mourir aussi...” C’est un sentiment très prégnant, très déprimant... Pour moi, c’est d’autant plus bizarre de penser à tout ça que j’ai deux enfants adorables, deux jumeaux de 6 mois, que j’ai une jeune femme charmante, etc. Peut-être est-ce dû à mon âge : j’ai 41 ans et je me sens très vieux.
Faire des films ne t’aide-t-il pas à combattre tes angoisses ?
Oui, mais d’une manière négative. Quand je travaille, j’arrive à oublier ces sombres pensées. Alors pour oublier, je dois travailler, travailler, travailler... C’est ce que je fais. C’est une situation horrible. Et quand je ne travaille pas, je suis déprimé, j’ai peur... Le travail ne me guérit pas. C’est comme de l’opium, ça m’emporte ailleurs pendant un moment et quand le travail est fini, quand je suis de retour sur terre, je suis encore plus mal qu’avant.
Peut-on voir dans L’Hôpital et ses fantômes une métaphore du Danemark ?
Je suis sûr qu’on peut, mais ça n’a pas du tout été conçu dans ce but (rires)... Je n’ai jamais pris ce feuilleton très au sérieux... On s’est beaucoup amusés à l’écrire et à le tourner. C’était notre but principal : nous marrer. La deuxième partie de L’Hôpital et ses fantômes est moins inspirée, on commençait peut-être à se lasser. Si on fait une troisième partie, histoire d’en terminer avec ce truc, ce sera encore différent. J’y travaille en ce moment, je cherche l’inspiration. Je ne veux pas faire L’Hôpital et ses fantômes toute ma vie, il faut absolument que je trouve le moyen de m’en débarrasser au plus vite.
L’Hôpital et ses fantômes a eu un gros succès au Danemark. Puis, avec Breaking the waves, tu as obtenu une reconnaissance internationale. Mais tu prétends que, pour toi, le succès est une chose difficile à gérer.
(Rires)... Oui. Il faut donc que je fasse maintenant de très mauvais films. Peut-être que Les Idiots lancera cette nouvelle phase. C’est vrai que je préfère de loin la position d’outsider à celle de champion. Mais le succès international, et notamment Cannes, ont été importants pour moi. Au Danemark, tout le monde détestait The Element of crime ; s’il n’avait pas été sélectionné à Cannes, peut-être que je n’aurais plus jamais fait de film. L’image de Cannes m’a aidé à trouver des financements pour mes films suivants.
Tu travailles toujours sur le projet Dimension, ce film qui doit être terminé vers 2024 ?
J’y travaille toujours, mais c’est extrêmement difficile. C’est très difficile d’écrire un bout de scénario chaque année. La seule chose dont je suis sûr, c’est que ce sera un film très étrange. Il est prévu de le terminer en 2024. Mais aujourd’hui, je ne peux pas garantir que je serai encore vivant cette année-là.
Propos recueillis par Serge Kaganski.
Cet article est disponible en ligne sur le site des Inrocks.
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filmfilmmagazine · 9 years
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Entretien avec Brian De Palma par Cédric Anger (Cahiers du Cinéma 546, 2000)
A Paris pour une période pas encore définie, Brian De Palma dit avoir le cerveau vidé. Quinze jours plus tôt, il réglait encore les derniers détails de Mission to Mars. Brian De Palma parle peu aux journalistes, n'ayant plus guère besoin des médias et de leurs verres grossissants pour exister. On le dit ours, peu loquace, carrément phobique. Ce matin-là, enfermé dans l'étroite salle des petits-déjeuners d'un grand hôtel parisien, sa légendaire veste saharienne sur le dos, il est d'excellente humeur et ne cesse de disserter sur ses propres films, ceux des autres, sa génération. Brian De Palma a des idées sur tout et son discours sur sa propre œuvre contraste avec celui des cinéastes hollywoodiens des générations précédentes. Là où on leur disait qu'ils étaient des artistes, les Ford, Hawks ou Walsh répondaient qu'ils n'étaient que des travailleurs. Là où on leur prêtait des intentions, ils faisaient semblant de les découvrir. Issu d'une génération de cinéastes-cinéphiles, De Palma n'hésite pas à théoriser sur ses propres films et à en livrer les clés. Avant de commencer notre entretien, il parle de Godard avec admiration et avoue son goût prononcé pour le cinéma des frères Coen. Il ne sait pas encore que le dernier opus des Coen et Mission to Mars seront tous les deux présentés à Cannes. En attendant, il a bien voulu nous livrer quelques secrets de fabrication.
Comment en êtes-vous arrivé à faire Mission to Mars ? Si j'ai bien compris, le film devait être tourné par un autre cinéaste (Gore Verbinski).
Le studio Touchstone avait développé le film et engagé un metteur en scène qui a finalement quitté le projet au dernier moment. Le scénario était écrit, les décors prévus, Gary Sinise et Don Cheadle étaient déjà choisis. Il ne manquait qu'un metteur en scène. Les gens de Touchstone m'ont alors contacté et m'ont envoyé le scénario. Je l'ai tout de suite aimé. L'histoire était très ingénieuse, très mystique. Mars n'avait jamais été montré au cinéma, ce qui m'obligeait à une invention visuelle très excitante. Et puis je n'avais pas encore fait de film de science-fiction. Je ne suis pas de ceux qui courent aux films de science-fiction, je les trouve trop fantastiques. Comme tout le monde, j'en ai vu beaucoup lorsque j'étais enfant. Le premier devait être Destination Moon qui était un film très réaliste. J'aime aussi beaucoup 2001 et Planète Inconnue, mais je n'aime ce genre de films que s'ils sont réalistes. Quand on m'a proposé Mission to Mars, j'y ai vu la possibilité de faire un film d'anticipation aussi réaliste que possible. Nous avons collaboré avec des scientifiques et spécialistes de la NASA pour imaginer les véhicules, les ordinateurs, les combinaisons des astronautes, leur mode d'entraînement et d'acclimatation à l'apesanteur... Nous avons créé les décors de Mars à partir des photos qui existent de la planète, les tempêtes de poussières qu'on peut voir dans le film sont réelles et visibles sur certains clichés. Autant l'alien et le spectacle final du planétarium devaient être faux et avoir les apparences d'un rêve, autant tout ce qui se passe à la surface de Mars se devait d'être le plus réaliste possible. Même l'idée de la vie qui viendrait de Mars est une théorie réelle et envisageable. Tout cela fait que Mission to Mars m'apparaissait comme un film très excitant à faire. J'allais pouvoir mettre en suspens ma série de films cyniques, le mensonge, la corruption, la trahison, pour m'intéresser au simple combat de l'homme contre les éléments. C'est comme gravir l'Everest : on a les personnages et un espace inconnu qu'ils essaient de conquérir.
Le réalisme est-il une nécessité pour vous ou pour le public ?
J'ai un background scientifique. Et si j'aimais certains films de science-fiction lorsque j'étais enfant, c'est pour leur utilisation réaliste des machines car je m'amusais moi-même à construire des ordinateurs. Mais je préférais les livres d'anticipation pour la même raison, leurs auteurs avaient été obligés de faire beaucoup de recherches pour rendre leurs histoires les plus crédibles possible. Dans Mission to Mars, même le choix de la date est réaliste. Au départ, j'avais choisi 2020 parce que je trouvais que « twenty-twenty » était une date facile à retenir. Puis j'ai demandé à un spécialiste de la NASA quand il pensait que nous pourrions aller sur Mars et il m'a répondu : « 2020 ». Inutile de vous dire que ce jour-là a été une bonne journée pour moi. J'ai fait peu de retouches sur le scénario qu'on m'avait envoyé. Mon travail consistait surtout à trouver des équivalences visuelles au réalisme du script. Je voulais par exemple que la caméra flotte autour des personnages pour faire ressentir la sensation d'apesanteur. Comme si les personnages dansaient et volaient sans arrêt dans la navette. Le spectateur peut ressentir pour la première fois ce qu'est vraiment l'apesanteur telle que la vivent les personnages sur l'écran. Mon goût du réalisme n'est pas nouveau. Même pour Scarface, nous avions rencontré beaucoup de gens, des flics de la brigade des stupéfiants, des avocats corrompus qui représentaient les dealers, et pas mal d'individus louches. Mon désir de montrer la violence était lui aussi un parti-pris réaliste. Je voulais établir un niveau de violence comme on n'avait jamais vu parce que c'est un niveau tout différent d'action de la pègre. Pas les plaisantes fusillades du Parrain avec les gens étranglés et la main poignardée. Maintenant, nous sommes face à des façons vraiment terribles de s'entretuer. Je voulais que ce soit là, dès le début du film avec la scène de la tronçonneuse, pour dire « Voilà comment c'est, on est dans un monde totalement différent ici ». Mais finalement tout était fait par suggestion et je suis toujours pénalisé parce que comme je fais ça très bien, et bien qu'on croit voir une grande violence graphique, il n'y en a pas. On panoramique loin de la tronçonneuse quand elle va couper Angel qui est suspendu puis on voit le sang frapper le visage d'Al. On ne voit rien d'autre. Le reste se passe dans la tête du public. Pour Mission : impossible, une ancienne femme du FBI nous avait aidés à imaginer les techniques en usage à la CIA et à rendre l'environnement crédible.
Pour Mission to Mars, le réalisme a été aussi au cœur de mon travail avec les acteurs. Gary et Don ayant été engagés avant moi, je n'ai eu à choisir que Tim Robbins, Connie Nielsen et Jerry O'Connell et ils se sont tous préparés comme de véritables astronautes. Gary Sinise avait déjà joué dans Apollo 13 et il nous a beaucoup aidés. Tous les acteurs ont eu un entraînement physique précis. Etre astronaute nécessite une grande souplesse et une grande rapidité d'action car vous devez faire face à n'importe quel événement imprévu. Il n'y a pas de place pour l'émotion et si l'un d'eux fait une erreur, tous peuvent mourir. Lorsque Woody Blake (Tim Robbins) meurt, Terri Fisher (Connie Nielsen) sait qu'elle ne reviendra pas si elle le rejoint pour l'aider.
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Photo Claudine Doury
Dans vos films, l'émotion, l'amitié ou l'amour représentent souvent un danger pour vos personnages.
Oui. Dans Snake Eyes, le meilleur ami de Rick Santoro est le traître. Dans Carlito's Way, c'est le personnage de Sean Penn; dans Mission : impossible c'est Jon Voight... Même dans Casualties of War, le personnage de Michael J. Fox qui est émotif pendant tout le film finit par se faire corrompre par son environnement. Dans Mission to Mars, les personnages ont un but et un rôle à remplir. Ils ont chacun leur job et rien ne doit les détourner de leur travail. Même pas les sentiments. Même le personnage de Gary Sinise a une idée précise de sa mission, de ce en quoi il croit et il va au bout de la logique de cette découverte de l'inconnu. Il veut voir ce qu'il y a derrière.
Les héros de Mission to Mars sont un peu comme les personnages des films de Howard Hawks qui sont toujours concentrés et professionnels dans les situations les plus périlleuses.
Exactement. Ils doivent avoir le cœur sec. S'ils perdent leur concentration, ils sont tous morts. C'est vrai qu'il y a quelque chose comme ça chez Hawks. J'aime beaucoup ses films où Cary Grant joue un scientifique qui tombe sans arrêt. C'est la raison pour laquelle j'aime tant les acteurs énergiques. Tom Cruise, Nicolas Cage ou Sean Penn sont des acteurs très énergiques. Quelqu'un comme Al Pacino passe davantage de temps à regarder et à écouter avant de se mettre en mouvement. Il a une méthode bien à lui pour vivre pleinement ses rôles. Pour Carlito's Way, il est allé dans les rues de Harlem-Est pour se familiariser avec leur ambiance. Pour Scarface, il demandait à ce qu'on lui parle en espagnol entre les prises. Dans Mission to Mars, nous avons aussi tenté de restituer l'intensité du regard des astronautes dans les yeux des acteurs. Ces types ont un regard particulier, une lueur dans l'œil comme s'ils avaient vu Dieu. Chaque astronaute est un mélange d'intellectuel, de force physique, complètement sans émotion mais avec dans l'œil une lueur magique et mystique. Lorsque je préparais le film, je voyais des astronautes parler entre eux et je me sentais totalement exclu car eux ont vu quelque chose que je n'ai pas vu. Ils ont fait une expérience unique que je n'ai pas faite. C'est ce que j'ai essayé de restituer dans Mission to Mars : montrer qu'il y a quelque chose de magique dans ce qu'ils ont vu et faire vivre au public une expérience qu'il n'a jamais eu l'occasion de vivre. J'ai essayé très consciemment d'éviter les clichés des films de science-fiction : on ne voir pas les personnages manger des aliments de toutes les couleurs, ils ne passent pas leur temps devant des écrans d'ordinateurs, il n'y a pas de problèmes de liaison avec la base terrestre ni l'angoisse du décollage de la fusée... Ils sont tout de suite sur Mars et doivent remplir une mission définie. J'avais le même problème avec le match de boxe de Snake Eyes. Fallait-il le montrer ? Les scènes de boxe sont devenues des clichés aujourd'hui et j'ai finalement choisi de ne pas montrer le combat, mais plutôt ce qu'observe un boxeur depuis le ring. Je joue parfois bien plus avec les clichés car ils correspondent à des attentes du public. Je lui donne alors ce qu'il veut et je l'emmène dans une direction opposée à ce qu'il attendait. Les clichés permettent de faire en sorte que le spectateur se sente bien, qu'il ait l'impression de voir un spectacle confortable, et à ce moment-là vous pouvez l'emmener ailleurs. C'est une façon de construire des expériences pour le public et de faire qu'il aille là où il n'est jamais allé avant.
Diriez-vous que Mission to Mars a un côté western avec ces paysages de Mars qui, lorsqu'on les voit pour la première fois, font penser à Monument Valley ?
L'aspect western du film vient surtout de ce combat de l'homme contre les éléments, mais il était beaucoup plus présent dans Carlito's Way où les buissons et les chevaux sont remplacés par les graffitis et les carcasses de voitures. Beaucoup de gens rapprochent Mission to Mars du 2001 de Kubrick mais je crois mon film bien différent de celui de Stanley. Ils ont en commun cette recherche du réalisme du travail de la NASA, des projets scientifiques, des véhicules que les personnages utilisent pour se déplacer dans l'espace... Mais 2001 est un grand film très froid, très élégant, abstrait et symbolique avec une mystique très profonde dont le sens est difficile à découvrir. Mission to Mars est plus simple et plus humain. Et puis Kubrick est davantage intéressé par le combat de l'homme contre la machine alors qu'ici c'est vraiment l'homme contre un territoire inconnu. Les films de Stanley ne parlent que de l'extension du cerveau humain dans les machines et les ordinateurs qui deviennent à leur tour paranoïaques, émotives, jalouses. Les deux films ont des sujets très différents.
C'est aussi la première fois que vous utilisez des animations digitales. Quelles conclusions tirez-vous de cette expérience ?
Ce qui est intéressant avec cette technique, qui arrive à un degré de perfection sidérant, c'est qu'on peut mettre tour ce qu'on veut dans un plan. Il faut tout inventer et vous pouvez tout créer. Quand vous voyez ce qu'ils ont fait sur Titanic en créant tous ces gens sur le pont lors du naufrage, c'est assez fou ! Vous pouvez aujourd'hui créer des gens d'apparences très réaliste. En terme d'espace, il n'y a rien de réel. Dans Mission to Mars, tout était à créer. La seule scène où l'espace est réel est celle du barbecue au début du film. Pour le reste, nous avons dû tout inventer, que ce soit la cabine spatiale, l'environnement, la station, tous les véhicules, l'aspect visuel de Mars... Presque tous les plans du film nécessitaient des animations numériques. Alors nous avons commencé par faire un story-board de chaque plan comme pour Toy Story. Une technique comme celle-là vous oblige à avoir une conception visuelle très précise. C'est un travail considérable mais passionnant visuellement, comme imaginer le ciel de Mars ou la scène du planétarium à la fin. En faisant Mission to Mars, je me suis vraiment rendu compte de la difficulté de créer un monde qui n'existe pas et de placer des personnages dans ce monde. C'est en cela que le travail de George Lucas est exceptionnel car il n'y a rien qui ne soit pas le fruit de son imagination dans Star Wars. Il n'y a aucun élément de la vie de tous les jours. Je peux vous assurer que c'est une catégorie de films bien plus difficiles à faire que n'importe quel autre genre. Mais les critiques américains ne voient même pas ça. Ils sont incapables de voir et d'entendre ce qu'il y a devant leurs yeux et détestent Star Wars pour élever au rang de chef d'œuvre des films qui ne sont parfois que des remakes de grands films anciens.
Comment vos films sont-ils reçus par la critique américaine ?
Pour mes films, les critiques se divisent systématiquement en deux catégories : ceux qui adorent et ceux qui détestent. Il n'y a jamais rien entre les deux : ou des attaques très dures ou des louanges. Les critiques violemment opposées sont les mêmes de puis trente ans. Ils disent que mes films n'ont aucun sens, qu'il n'y a pas de personnages... Et puis dix ans après, les mêmes journalistes disent que les mêmes films sont des chefs-d'œuvre ou des classiques. C'est ce qui s'est passé pour Scarface. Un film comme Carlito's Way a été accueilli comme un film de gangster de plus avec une histoire ennuyeuse. Moi, j'avais beaucoup travaillé sur ce film et je trouvais que c'était une très bonne histoire. Mais ils ne font pas attention à ce qu'ils voient.
Concevez-vous chaque film comme un nouveau challenge, comme un prétexte à de nouvelles expériences ?
Je pense que c'est le cas pour tous les cinéastes passionnés par leur art. Faire un film est un acte très éprouvant et s'il n'y a pas d'expériences nouvelles à y faire, comment peut-on trouver la force, l'énergie et l'excitation nécessaires pour aller jusqu'au bout ? Remarquez, certains metteurs en scène semblent très bien y arriver. Moi, je ne pourrais pas. C'est comme aller dans un lieu où vous n'êtes jamais allé avant. Si vous y êtes déjà allé, pourquoi déployer tant d'énergie, de temps et d'argent pour y retourner ? C'est pourquoi j'en veux tant aux critiques américains qui adorent les remakes et nous descendent alors que nous faisons partie de ceux qui essaient des choses nouvelles à chaque film. Même les films indépendants qu'ils aiment ne sont pas très nouveaux et obéissent à des recettes très anciennes. Being John Malkovich a les apparences de la nouveauté mais ne l'est pas vraiment. C'est juste un bon film mais qui n'a rien de révolutionnaire. De même, American Beauty n'a rien de nouveau mais a au moins le mérite d'être joyeux dans l'insolence.
Depuis la scène en split-screen de la bombe dans Phantom of the Paradise, vous n'avez cessé de perfectionner votre virtuosité dans l'utilisation du plan-séquence. Depuis quelques années, il ouvre chacun de vos films.
Chaque plan doit avoir une idée spécifique et trouver la technique nécessaire à l'expression de cette idée. C'est ça, le cinéma. Un plan n'est parfait que s'il exprime visuellement une idée. Dans Mission to Mars, le plan-séquence d'ouverture me permettait de montrer ces types dans une situation de détente, ils bavardent, se moquent et se confient les uns aux autres, et je pouvais ainsi faire passer un maximum d'informations en un minimum de plans. On les voit faire un barbecue, s'encourager... On sait qui ils sont, qui part sur Mars et qui ne part pas, on voit leurs relations entre eux, avec leurs femmes, et puis après on arrive sur Mars où là, il n'y a aucune place pour un moment de détente comme celui-là. C'est la seule scène où une telle présentation des personnages était possible.
C'est aussi le seul moment où ils sont vraiment ensemble.
Oui car après, il s ont chacun leur fonction précise dans une mission précise. Il n'y a plus de place pour la vie quotidienne. Ce type de plan est très difficile à réaliser mais a une fonction bien précise. Dans Snake Eyes, le long plan-séquence d'ouverture avait la même fonction et me permettait de montrer Rick Santoro dans son monde, dans son fief où tout lui réussit, ses relations avec les autres jusqu'à l'instant du meurtre. Les quinze premières minutes de Snake Eyes représentaient les vingt-six premières pages du scénario et nous les avons tournées en un seul plan à la steadicam. Je voulais montrer le monde du personnage. Snake Eyes a été un film très difficile à faire techniquement car il était tourné entièrement en intérieur. Tout le film se passe dans le casino parce que c'est la réalité d'un casino : tout est fait pour que vous restiez à l'intérieur, jour et nuit. Et plus vous restez, plus vous vous perdez. Il n'y a aucune trace de nature. Il n'y a que de l'artifice et de l'argent. Des scènes très découpées peuvent aussi être très dures à réaliser. La poursuite dans la station de métro Gare Centrale dans Carlito's Way était difficile, quoique très découpée, car il fallait garder un même rythme dans chaque plan pour donner à la séquence les aspects d'un ballet.
Lorsque vous concevez une scène, que vous vient-il en premier : une situation dramatique ou une conception visuelle ?
Tout dépend des films. Pour Mission to Mars, ça a été un peu spécial car le scénario tel qu'on me l'avait envoyé était déjà parfait. L'Esprit de Cain a été un scénario très amusant à écrire sur le plan dramatique et me permettait plusieurs recherches visuelles sur les visages des acteurs, notamment John Lithgow. Pour Mission : impossible, l'idée était de faire un collage visuel où se succèdent différents styles d'architecture, de l'Art Nouveau au classicisme de Prague et, bien sûr, le futurisme de la salle des ordinateurs de la CIA. Snake Eyes liait l'invention visuelle à l'invention dramatique puisqu'il s'agissait de raconter une histoire selon différents points de vue. Dans Mission to Mars, le ciel de Mars et les apparences de l'extra-terrestre étaient visuellement très excitants à imaginer.
Créer une créature extra-terrestre représente toujours le même problème pour les cinéastes : elle doit avoir l'air un peu humaine et en même temps totalement étrange. Quelle a été votre conception ?
Je voulais qu'elle ait des grands membres et qu'elle bouge sans qu'on perçoive ses mouvements. Qu'elle ait un mouvement humain mais déstructuré et qu'elle ressemble à une sorte de gardien de tour. Je ne voulais surtout pas que l'on masque qu'il s'agit d'une création digitale car cette créature est une projection. Elle n'est pas réelle comme les créatures de George Lucas. C'est une pure créature digitale, une projection qui n'a rien de réaliste. Toute la scène du planétarium est une projection. C'est un grand show tel que les personnages l'imaginent. Rien d'autre. Un spectacle dont ils sont les spectateurs.
D'où vous est venue l'idée de faire du domaine de la créature de Mars un espace totalement blanc, sans décor ?
J'ai tourné le film tellement vite et nous avions de telles contraintes de temps que nous n'avons pas eu le temps de construire un nouveau décor. Nous n'avions que le plateau du studio qui était une pièce totalement noire prête à être aménagée, un espace énorme dans lequel nous avions tourné la scène du planétarium. Comme nous n'avions vraiment plus le temps de construire un décor de dimension visuelle impressionnante, j'ai regardé le plateau et j'ai dit : « Peignez ça en blanc ! Faisons-la toute blanche ! » [rires]. On ne pouvait vraiment plus penser la structure et le design d'un nouveau décor. Cela n'a dû coûter que 2000 dollars de peinture ! Cela ne flatte pas les metteurs en scène mais, souvent, les scènes qui impressionnent le plus ne sont que le résultat d'un problème pratique qu'il faut régler de toute urgence. Sur un plateau, on ne fait que résoudre les problèmes pratiques tous les jours.
On retrouve au générique de Mission to Mars quelques-uns de vos collaborateurs habituels comme le monteur Paul Hirsch avec qui vous travaillez depuis Hi Mom! Et Stephen H. Burum qui est un de vos chefs-opérateurs attitrés depuis Body Double. Est-ce une nécessité pour vous de vous entourer des mêmes techniciens ?
Ils me facilitent le travail, surtout lorsque les délais de réalisation du film sont très courts. Paul est un très bon monteur et un complice depuis tant d'années... Avec Stephen, c'est pareil. Nous parlons peu. Je dis un mot et il sait tout de suite ce que je veux tout en expérimentant des choses nouvelles de son côté. Pour Snake Eyes, je lui avais dit : « Noir, très sombre », et nous avons essayé de travailler chaque plan sur des clairs-obscurs et des larges zones entièrement noires.
Ce travail de la lumière était à l'opposé de celui de Scarface ?
Complètement à l'opposé. Pour Scarface, je ne voulais pas faire un film noir avec des lumières très sombres très travaillées. Je voulais que ce soit très lumineux d'aspect et que le côté film noir vienne du scénario et des situations. Pas de l'aspect visuel du film. Je voulais vraiment aller dans la direction opposée aux habitudes en utilisant les néons, le soleil, des pastels violents, parce que c'est comme ça qu'est la Floride. Les gens s'y habillent en blanc, pas en noir.
Vous aimez aussi jouer avec différents types d'images à l'intérieur des plans comme lorsque Jim McConnell (Gary Sinise) regarde un home movie dans la navette spatiale.
J'aime toutes les extensions de l'œil humain. C'est quelque chose qui me fascine comme la petite caméra posée sur le chariot qui explore la nature du terrain de Mars. Ce n'est qu'une extension de l'œil humain comme les caméras de surveillance dans Snake Eyes.
Quelle période de votre travail préférez-vous : écriture, tournage, montage ?
Je crois que ce que je préfère est le moment de l'écriture car tout est encore possible. Imaginer des scènes est quelque chose de très excitant, surtout pour un film comme Mission to Mars où il faut créer un monde qui n'existe pas. Créer des images à l'ordinateur s'est révélé bien plus excitant et amusant que de répéter encore et encore la même prise. Le degré de possibilités artistiques des images digitales vous permet vraiment de mettre sur l'écran tout ce que vous avez imaginé. Même si le scénario de Mission to Mars était déjà écrit quand je suis arrivé sur le film, imaginer tous les petits détails comme ceux du Dr Pepper et des gouttes de sang en apesanteur étaient des choses très amusantes à créer à l'ordinateur. Méliès serait ravi de faire des films aujourd'hui.
Ces petits détails triviaux dans un univers spatial parfait et sans chair ne rappellent-ils pas ceux de la séquence du vol du fichier Noc dans la salle des ordinateurs de la CIA de Mission impossible où un rat, une goutte de sueur et des maux d'estomac dramatisaient la scène ?
Tout à fait. Ces petits détails réalistes sont des contrepoints humoristiques et ironiques au milieu d'univers très abstraits, des petites choses stupides juxtaposées. Mais c'est vraiment comme cela que bougent les gouttes de sang ou les bonbons en apesanteur.
Mission to Mars commence sur zone illusion, celle d'une fusée qu'on lance et qui se révèle n'être qu'un jouet. Blow Out, Body Double, Mission : impossible et beaucoup d'autres de vos films s'ouvrent sur des simulacres identiques. Est-ce pour rappeler d'emblée au public qu'il est au cinéma, devant un spectacle qui n'est qu'une illusion ?
C'est exactement ça. C'est une mise à distance par l'humour, une représentation ironique de ce qui va se passer. Le public sait ainsi qu'il est au cinéma, ça le relaxe. Il se dit qu'il s'agit d'un film sur Mars, que ça va être cool, pas très effrayant, qu'il va bien s'amuser comme à la fête du 4 juillet (lndependence Day, la fête nationale américaine, ndlr) et c'est le moment précis où je choisis de l'emmener dans un territoire beaucoup moins rassurant. J'aime aussi souvent reprendre cette illusion du premier plan dans le dernier plan du film. C'est une construction en cercle que j'aime car le public a déjà vu cette image au début du film et lorsqu'il la revoit à la fin, après avoir fait l'expérience du film, il ne peut plus la ressentir de la même façon. Entre le lancement de la fusée du premier plan de Mission to Mars et celui du dernier plan, beaucoup de choses se sont passées.
Mais n'est-il pas difficile de concilier la peur du spectateur, donc l'identification aux personnages présentés sur l'écran, au rappel perpétuel qu'il est devant un spectacle, ce qui revient à briser ce processus d'identification ?
Tout dépend du genre de suspense que vous pratiquez. Dans Mission to Mars, il ne s'agit pas d'un suspense d'émotion comme dans Carlito's Way mais d'un suspense d'information. Il n'y a rien d'autre qu'un suspense d'information qu'on essaie de rendre aussi magique que possible, aussi merveilleux qu'un planétarium. Vous avez certaines données et vous vous retrouvez face à l'inconnu, tel est le suspense de Mission to Mars. Ce n'est pas comme être à l'intérieur du personnage et ressentir la moindre de ses sensations. Ici, les personnages sont projetés vers un monde qu'ils ne connaissent pas. Ce sont des idéalistes mis en face de quelque chose qui les dépasse. Mais ce ne sont pas des émotifs.
On retrouve dans Mission to Mars la toile peinte de Mars devant laquelle pose les personnages comme il y avait celle de Miami dans Scarface ou celle des îles dans Carlito's Way. Pourquoi utilisez-vous ce motif de la toile peinte de film en film ?
C'est une façon de styliser, de rendre fantastique ou parfois comique une représentation du monde intérieur des personnages. Dans Scarface, c'était le monde magique du soleil tel que le personnage se représente Miami alors qu'il ne va être confronté qu'à un univers agressif et pourri. La pancarte Little Havana Restaurante suggérait un Miami de rêve. Les personnages sont sortis de prison, ils sont à Miami tel que le représente cette affiche de rêve, puis la grue descend et on réalise qu'ils font la plonge. Dans Carlito's Way, c'est une projection poétique du rêve de Carlito, un rêve qu'il n'atteindra jamais. Dans Mission to Mars, c'est une façon fantasmée de voir cette planète sans en voir la violence. C'est presque une vision de cartoon, un décor devant lequel on fait une photo comme lorsque vous posez dans des corps étranges ou des costumes de jeunes mariés.
C'est aussi une illusion. La première scène nous montre que le personnage de Tim Robbins rêve d'aller sur Mars depuis son enfance, qu'il a lu des tonnes de livres de science-fiction et qu'il vit dans une mythologie.
Mais ces mythologies sont logiques car personne n'est encore allé sur Mars et il est donc normal qu'on construise des mythologies autour de cette planète encore inatteignable. C'est un produit de l'imagination, une représentation fantastique. Une projection des fantasmes.
Woody Blake rêve-t-il de Mars comme Scarface de l'Amérique ?
Oui, ils sont dans une mythologie légitime. Scarface rêve de ce qu'il a vu dans les films américains. Il parle de James Cagney et d'Humphrey Bogart en disant : « J'adore ces types ». Les rêves des hommes m'intéressent. Ils sont parfois vicieux, cyniques, sombres et désagréables mais sont toujours une représentation magique de notre réalité. C'est comme les fantômes, on peut croire absolument en eux. La dernière partie de Mission to Mars est la représentation de ce fantasme.
Rick Santoro dans Snake Eyes était lui aussi trahi par une mythologie à laquelle il croyait dur comme fer ?
Oui, il se retrouve face à la réalité de la trahison qui détruit le monde qu'il s'était construit et dans lequel il se pavanait comme un coq en pâte. Mais le thème de la trahison est quelque chose qui obsède David Koepp plus que moi. Les trois scénarios qu'il a écrit pour moi, Carlito's Way, Mission impossible et Snake Eyes, tournent tous autour de personnages de traîtres.
Peut-on dire que vos films critiquent le rêve américain et ses images illusoires ?
Le rêve américain est en enfer ! Il n'existe plus ! « Happy ! » « Wonderful ! » : les Américains passent leur temps à dire ça en faisant semblant d'y croire. A un moment, on a envie de leur dire : « Arrêtez un peu, les gars ! ». Mes films montrent l'Amérique telle qu'elle est et je ne suis pas sûr qu'elle soit très fréquentable. C'est pourquoi faire Mission to Mars a été pour moi comme prendre une immense bouffée d'air frais. Maintenant, je me sens prêt pour un film cynique et très très noir.
Diriez-vous qu'Hollywood projette sur l'écran une mythologie mensongère ?
Il n'y a aucun doute là-dessus. Moi-même, je me sens parfois coupable. Le film noir et son atmosphère est un monde fantastique et magique. Ce n'est pas la réalité, c'est une création intérieure. Une projection des rêves de l'homme. Mais c'est ce que nous demandons au cinéma. Quand je vais au cinéma, c'est pour être transporté dans un monde inconnu. Sinon, autant voir un documentaire qui récapitulera ma journée ! J'aime qu'un film transporte le public dans différents endroits inconnus, des mondes que le metteur en scène a choisis, des mondes parfois noirs, déplaisants, vicieux ou magiques... Mais je ne perds pas de vue que ce n'est qu'une projection. Mais comment en vouloir à ceux qui prennent ces mythologies pour réalité ? Scarface ou Rick Santoro sont des personnages qui ont besoin de croire à quelque chose pour donner un sens à leurs actions. Ils ont un but, un rêve, un idéal, et se battent pour l'atteindre.
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Photo Rob Mc Ewan
Est-ce la raison pour laquelle vos histoires ont parfois une structure de rêve comme dans Outrages ou Carlito's Way ?
Il y a différentes façons d'utiliser ces structures de rêve. Dans Carlito's Way, c'est un procédé narratif propre au film noir. Est-il mort oui ou non ? Ce procédé, que l'on trouve dans Sunset Boulevard, permet de faire un immense flash-back. C'est une convention utilisée comme telle. Dans Outrages, tout commence par un souvenir, une réminiscence. La guerre est derrière le personnage de Michael J. Fox mais le peuple vietnamien a maintenant intégré la société américaine et il voit dans le métro un visage qui ressemble à quelqu'un qu'il a vu au Vietnam. C'est ce qui déclenche le film. C'est un cauchemar pour le personnage qui ferait mieux de laisser le passé derrière lui et de faire comme les Vietnamiens qui ont intégré l'Amérique. Il ferait mieux d'arrêter de se traumatiser. Après tout, le mal est fait.
L'aspect rêvé et fantastique de ces structures se retrouve aussi dans votre façon de mettre en scène certaines séquences comme celle du bateau de Carlito's Way.
Ce n'est pas toujours intentionnel mais il faut bien suivre le ton plastique du film. Dès le début de Carlito's Way, les images sont en noir et blanc, la caméra tourne sur elle-même, les angles sont inhabituels... On ne sait pas très bien comment se situer dans l'espace et la première scène a des allures de rêve sombre. Carlito ne sait pas non plus si ce qu'il vit est réel ou irréel, s'il meurt ou s'il est en plein cauchemar. Et tout le film tourne autour de ce point. Quand ils tuent le gangster en pleine mer, ils le font en plein brouillard mais ils le tuent réellement. Vous savez, j'adore Godard et ses films des années 60 m'ont beaucoup influencé. Pendant ces années-là, je ne me nourrissais que de Godard et des documentaristes américains. Godard a tout changé dans le cinéma. Mais je ne suis plus du tout d'accord avec lui lorsqu'il dit que le cinéma c'est la vérité 24 fois par seconde. Je crois justement que c'est plutôt le mensonge 24 fois par seconde !
Quelques années plus tard, dans un film intitulé Vent d 'Est, il revient sur cette idée et dit l'inverse : « Ce n'est pas une image juste mais juste une image ».
[rires] Alors ça, ça me met en joie !
Peut-on dire que votre génération se divise en deux groupes : ceux qui comme Steven Spielberg ou George Lucas croient à une certaine innocence du cinéma et cherchent à prendre le public par la main pour l'emmener dans leurs mondes et ceux qui comme vous, Francis Ford Coppola ou Martin Scorsese, ne cessent de mettre en scène l'illusion du cinéma et ses mensonges ?
Tout dépend de la personnalité du metteur en scène. Même si nous sommes amis, chacun de nous est différent des autres. Steven est quelqu'un d'innocent, il a une sorte de magie enfantine et fait des films qui lui ressemblent. Jaws, Rencontres du troisième type, E.T., Il faut sauver le soldat Ryan sont tous des films qui lui ressemblent et expriment une facette de sa personnalité. George est un peu comme lui mais d'une façon beaucoup plus morale. Pour lui, le monde se divise entre le bien et le mal. Et il crée le monde tel qu'il le voit, sans avoir changé de puis trente-cinq ans que je le connais. Il y a les bons et les mauvais, et ses films nous montrent l'aventure du bien contre le mal. Martin, je l'ai connu en 1965 à NYU (New York University, ndlr). Ses films lui ressemblent et sont affectifs et maladifs comme lui. Ce qui est drôle, c'est que nous avons tous commencé par faire des films qui ne racontaient pas vraiment d'histoire: Greetings, Hi Mom!, THX 1138, les premiers films de Marty... Peut-être moi plus que n'importe qui d'autre [rires].
Comment regardez-vous cette période vue d'aujourd'hui ?
Comme une période d'expérimentation sauvage très excitante. Chacun attendait les derniers films des autres, celui de Marty, celui de Steven, celui de George... On faisait tous des films insolites en devenant les New Hollywood Directors ! On tournait avec les mêmes acteurs, on passait sur les tournages des uns et des autres, et on continue à le faire parfois. On était un peu comme les gens de la nouvelle vague française. On se demandait comment avoir un succès suffisant, pas pour le pouvoir mais pour arriver à faire les films qu'on rêvait de faire. On voulait faire des bons films, c'est tout. Le succès du Parrain a permis à Francis de faire Conversation secrète, un de mes films préférés. On voyait les rushes des autres, on était heureux des succès du Parrain ou de Jaws... C'était une période très excitante.
Avez-vous parfois le sentiment de faire des compromis pour garder le contact du public et des dirigeants des studios ?
Jamais. Vous savez, mes derniers problèmes avec les studios datent de 1970 lorsque j'ai fait Get to Know your Rabbit qui était un peu dans le même esprit que Greetings. La Warner cherchait des nouveaux metteurs en scènes mais ils obéissaient encore à des vieilles règles dépassées. Je n'ai pas pu tourner comme je le voulais, je réclamais une semaine de plus, je voulais utiliser du 16 millimètres et ils m'ont pris pour un fou. Le film a été remonté et n'est sorti qu'en 1972. Les types du studio ne respectaient que Stanley Kubrick et Mike Nichols. Cela m'a un peu traumatisé et je me suis bien plus méfié lorsque j'ai fait ensuite Sisters avec Ed Pressman et Phantom of the Paradise.
Mais comment les gens des studios réagissent-ils lorsque vous faites un film aussi étrange que L'Esprit de Caïn ?
Ils le voient comme un film « bizarre » mais depuis Greetings, ils savent que je suis capable de faire un film « bizarre » à n'importe quel moment. Le seul dilemme que j'ai est de savoir si un film sera le produit de mon imagination comme L'Esprit de Cain, Pulsions ou Blow Out ou si l'idée du film viendra de l'extérieur comme Mission to Mars. Si j'accepte de faire un film c'est avant tout parce que le scénario me plaît. Après, ils me laissent le changer d'une façon qui rendra le film meilleur. Le scénario de Carlito's Way était parfait lorsqu'il m'a été proposé. Pareil pour Scarface. Ces histoires étaient bonnes et je suis le seul à décider de ce que j'ai envie de faire. Les situations ne diffèrent qu'avec les sujets : si c'est un film personnel ou s'il s'agit d'un monde qui m'est étranger comme celui des gangsters.
Pour Body Double et Snake Eyes, vous étiez votre propre producteur ?
Oui, et pour L'Esprit de Cain c'était ma femme.
Était-ce parce que les sujets vous tenaient très à cœur ?
On peut dire ça. Certains films sont l'idée d'un producteur ; d'autres viennent de moi et je les produis. Tout dépend de la nature des projets. Je peux travailler de façons très diverses et cela me permet de faire des films très différents les uns des autres. Les choses peuvent évoluer en cours de route. Lorsque Martin Bregman m'a contacté pour Scarface, je voulais vraiment partir du premier Scarface et situer l'action à Chicago avec un personnage italien. Quand j'ai lu ce qu'en avait fait Oliver Stone, c'était complètement différent de ce que j'avais envisagé au départ mais c'est aussi pour cela que ça m'a tant plu. C'était une nouvelle approche. Oliver a amené la cocaïne, les Cubains, les dealers, le sud de la Floride... C'était un matériau vraiment intéressant et que je ne connaissais pas. Le film devenait un peu comme une nouvelle métaphore du Trésor de la Sierra Madre ; sauf que l'or était maintenant la cocaïne et que le rêve américain était devenu complètement fou. Dans des scènes qui ont finalement étaient enlevées au montage, Al Pacino et Angel voyaient même Le Trésor de la Sierra Madre. La référence était explicite.
Scarface a été un film très important pour vous ?
C'était la première fois que je travaillais avec un grand acteur et c'était mon premier gros film. Jamais je n'avais eu de tels moyens. C'est comme si j'avais passé un stade, comme après l'adolescence même si Body Double ou L'Esprit de Cain ont un peu le même esprit que mes films d'avant Scarface.
Comment voyez-vous votre évolution ?
Tout est dicté par votre expérience du moment. Tout dépend d'où vous en êtes dans votre vie. Mais on revient souvent aux mêmes motifs et plus on vieillit, plus on utilise différentes couleurs par rapport à son travail de base, celui des débuts.  J'aime refaire des scènes que j'ai déjà tournées parce que je sais qu'avec le temps, quoi qu'il arrive, ce ne seront pas exactement les mêmes. Je m'efforce d'aller vers des projets un peu étrangers pour avoir de nouvelles couleurs. Si vous faites le même travail encore et toujours, vous deviendrez très vieux et fatigué parce que vous n'apportez rien de nouveau. Moi, j'ai fait tellement de films et depuis si longtemps... j'ai eu certains gros succès, pas de la dimension de Star Wars mais certains de mes films comme Mission : impossible ou Snake Eyes ont vraiment bien marché. Alors je fais à peu près ce que je veux. Comme je vous le disais tout à l'heure, mon seul dilemme est de savoir si je ferai un film qui viendra de mon imagination ou de quelque chose qu'on m'envoie ou que j'ai lu.
Vous n'aimez pas seulement refaire des scènes que vous avez déjà faites mais aussi certaines tournées par d'autres comme la séquence de la douche de Psychose qu'on retrouve détournées dans Phantom of the Paradise ou Pulsions ?
C'est que cette idée est très bonne. De toute façon, quand vous voulez faire un film de suspense, vous devez composer avec Hitchcock. Il a eu toutes les meilleures idées. Toutes. Quand vous faites un film, vous établissez des passerelles avec ce qui s'est fait avant vous et mettez votre propre sensibilité et vos idées dans la structure d'une scène ou d'une histoire qui a déjà été plus ou moins racontée. Il est stupide d'ignorer ce qui s'est fait avant vous. Si une idée marche en 1960, il n'y a pas de raison qu'elle ne marche pas aujourd'hui. Que ce soit dans le suspense ou la comédie, vous utilisez la grammaire qui a été inventée avant vous.
Mais chez vous, c'est plus que de la grammaire. La scène de la douche de Psychose ou le voyeur de Fenêtre sur cour reviennent comme des leitmotive de film en film et vous jouez avec ce que le public connaît déjà de ces scènes.
On ne peut pas refaire ces scènes comme si elles n'avaient jamais existé. Et on ne peut pas non plus les imiter comme un esclave comme cela a été le cas pour le remake de Psychose. On ne peut pas se contenter de mettre la caméra là où Hitchcock l'a mise. Cela n'a pas de sens ! Gus Van Sant a fait de bons films mais à quoi pensait-il lorsqu'il a fait ça ? Que peut-il apprendre d'une telle expérience et qu'apporte-t-il de nouveau ? C'est un mystère pour moi. Un cinéaste n'apprend rien s'il met sa caméra exactement là où un autre l'a déjà mise. Comment peut-il trouver l'énergie et la motivation pour se lever le matin et aller sur le plateau ?
Propos recueillis à Paris par Cédric Anger
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filmfilmmagazine · 9 years
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Entretien avec Woody Allen par Stig Björkman (Cahiers du Cinéma 462, 1992)
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Husbands and Wives est, à bien des égards, un projet ambitieux. Je l'aime d'ailleurs précisément pour sa hardiesse. Pour sa franchise et pour son côté cru et âpre. Comment avez-vous conçu le style de ce film ? A quel stade avez-vous décidé que votre film aurait l'apparence qu'il a aujourd'hui ?
J'ai toujours pensé qu'on perdait beaucoup de temps, dans le cinéma, et en particulier dans la joliesse des films, dans leur délicatesse et leur précision. Je me suis donc dit : pourquoi ne pas réaliser un film où seul le contenu serait important. On prend la caméra, on oublie la dolly, on tient la caméra à la main, et on filme comme on peut. D'ailleurs, ne nous faisons pas trop de souci pour la couleur, l'étalonnage, ne nous soucions pas trop du mixage, ne nous occupons pas trop de tous ces actes ultra-précis et contentons-nous de regarder ce qui se passe. Quand on a envie de dire « coupez », coupons ! Ne nous angoissons pas pour les raccords. Faisons comme nous avons envie et oublions tout ce qui ne concerne pas le strict contenu du film. C'est exactement ce que j'ai fait.
Mais pensez-vous qu'il faut avoir atteint ce point précis d'une carrière, je pense à l'expérience que vous avez accumulée après un peu plus de vingt longs métrages, pour pouvoir se permettre de travailler de cette façon ? Pour oser tout cela, pour négliger toutes les « règles » généralement admises de la mise en scène ? Pour être parfaitement assuré que cette façon de faire des films est non seulement possible, mais fonctionnelle ?
Oui, je crois qu'il faut une certaine dose de confiance. Cette confiance en soi qui vient avec l'expérience vous permet de faire beaucoup de choses que vous n'auriez jamais osées dans des films de jeunesse. On a tendance à devenir plus hardi, car avec les années on a le sentiment de contrôler davantage ce qu'on fait. Quand j'ai réalisé mes premiers films — et je sais que c'est également vrai pour beaucoup d'autres cinéastes — j'avais tendance, comme je vous l'ai déjà dit, à me couvrir un maximum et à me protéger de toutes les façons possibles. Ensuite, avec le temps, on a de plus en plus de connaissances et d'expérience et on laisse tomber tout ça pour donner plus de champ libre à son instinct, sans trop se soucier de toutes les petites finesses du métier.
Quand vous avez discuté de ce nouveau style de prise de vues avec votre directeur de la photographie Carlo di Palma, comment a-t-il réagi ?
Ça l'a intéressé, parce qu'il a toujours aimé ce qui est étonnant et provocant d'un point de vue photographique. Cette idée lui a beaucoup plu.
Son travail en est-il devenu plus facile, sur ce film ? A-t-il passé autant de temps à éclairer les scènes, par exemple ? Ou alors est-il devenu moins soigneux ?
C'est vrai que ça a été plus facile dans la mesure où il éclairait une zone plus importante. Et là, j'ai dit aux acteurs : « Allez où bon vous semble, marchez où vous voulez. Marchez dans les zones d'ombre, entrez en pleine lumière, jouez la scène comme vous le sentez. Vous n'êtes pas forcés de la refaire exactement de la même façon pour la deuxième prise, faites juste ce qui vous intéresse. » Ensuite, j'ai dit à l'opérateur: « Filme tout ce que tu peux ! Si ça ne marche pas, il faudra que tu refasses la prise. Trouve toi-même un moyen de réussir. » Et nous n'avons pas fait une seule répétition avec la caméra ou l'éclairage. Nous entrions, il prenait sa caméra et filmait la scène tandis que nous faisions de notre mieux. Et, à la fin de ce film, je me suis demandé si cela valait toujours la peine d'essayer de faire des films comme on les faisait avant. Car, avec ma nouvelle méthode, tout va très vite, et tout ce qui compte c'est le résultat final. Aussi se pourrait-il bien que je fasse d'autres films de cette façon. C'est rapide, pas cher, et on finit par obtenir ce qu'on veut.
Le tournage a-t-il été plus court que celui de vos films précédents ?
Oui ! Beaucoup plus court ! Et c'était la première fois depuis des années — que dis-je, des décennies — que j'ai réussi à terminer au-dessous du budget. Ça a été à la fois plus rapide et meilleur marché.
Avez-vous retourné beaucoup de scènes, sur ce film ?
Trois jours. D'habitude, il me faut des semaines et encore des semaines... vous savez, parfois même un mois entier. j'ai toujours été célèbre pour ça. Là, je n'ai eu besoin que de trois jours !
Et comment vous est venue l'idée de réaliser ce film de cette façon ? D'un côté, ça s'adapte parfaitement au thème et à l'intrigue du film. Husbands and Wives traite de relations qui se délitent et de vies qui se brisent... ainsi, le style lui-même...
... complète l'intrigue. Mais je crois qu'on pourrait en dire autant de beaucoup d'autres histoires. A posteriori, on a l'impression que ça convient parfaitement à l'histoire. Mais ça conviendrait également pour beaucoup de mes films précédents.
A quels films pensez-vous précisément ?
J'aurais très bien pu tourner Shadows and Fog de cette façon, si j'avais voulu ; Alice aussi. Presque tous mes films. Depuis le début. Parce que, finalement, ce que le public retient d'un film sur le plan de l'émotion et de la spiritualité, c'est le contenu. Les personnages, la substance du film. La forme d'un film est une chose simple, fonctionnelle. Les styles peuvent être dissemblables, comme le gothique et le baroque dans l'architecture. La seule chose qui soit importante c'est que le public soit ému ou amusé, ou amené à penser quelque chose. Et on peut très bien obtenir ces résultats de cette façon.
Est-ce que le scénario de Husbands and Wives a laissé plus de place à l'improvisation, ou est-ce que les acteurs ont suivi un script comparable à ceux que vous avez écrits pour vos films précédents ?
Non, il y avait un scénario et, fondamentalement, ils ont suivi le scénario.
Le film se présente également comme une enquête sur la vie des personnages. Je suppose que cela était déjà présent au niveau du scénario ?
Bien sûr ; je pensais que ces personnages vivaient leurs vies et que la caméra était là, et que cette caméra avait le droit de faire ce qu'elle voulait, aussi, quand j'ai besoin que les gens disent ce qu'ils pensent, ils ont la possibilité de s'exprimer. C'est comme si je m'étais dit que rien ne m'était interdit, que je pouvais tout faire. Je n'ai jamais été obligé de faire de concessions à la forme, quelle qu'elle soit.
Et, dans votre esprit, qui est cet enquêteur, celui qui mène les interviews dans le film ?
Je n'y ai jamais pensé. Simplement le public. C'est une façon très pratique de permettre aux personnages de s'exprimer.
Ces confessions ou ces confidences que donnent les personnages, se trouvaient-elles toutes dans le script ? Ce ne seraient pas, d'une certaine façon, les idées propres aux acteurs ?
Non, le film a été entièrement écrit. Bien entendu, les acteurs ajoutent un mot, par ci par là, pour rendre le dialogue plus vivant. Mais c'est tout. Tout est écrit.
Husbands and Wives dépeint des relations bien plus violentes que celles qu'on voit dans vos films précédents. D 'autant plus quand on songe aux performances des acteurs, et en particulier à celles de Judy Davis et de Sydney Pollack.
Oui, tout est plus explosif et violent.
L'une des scènes les plus dramatiques du film est la conversation téléphonique entre Sally et son mari, lorsqu'elle est chez le mélomane. C'est à la fois très gênant et très étonnant, tragique et, en même temps saturé d'humour très noir, et le tout est mené de main de maître par Judy Davis.
Absolument, je connais ce type de situations, parce que je l'ai vécue moi-même... comme celui qui appelait avec une idée en tête. Quant à Judy Davis, c'est certainement la meilleure actrice du monde.
L'acteur qui joue son amant, Liam Neeson, m'était tout à fait inconnu.
C'est un acteur irlandais. Il a déjà pas mal tourné. Il a joué avec Diane Keaton, dans The Good Mother. Il parvient à ce mélange de virilité et d'intelligence que je trouve si rarement chez les acteurs américains. C'est un superbe acteur et un « vrai type ». Il est impossible de déceler en lui la moindre trace de trucage. Il est totalement authentique, dans chaque geste, dans chaque mot.
Et comment en êtes-vous venu à prendre Sydney Pollack pour jouer le rôle du mari ?
J'ai essayé de penser à qui pourrait coller pour le rôle, aux hommes qui ont cet âge, et son nom est venu durant une discussion avec Juliet Taylor, qui s'est occupée du casting. Il est alors venu me voir et il a été très gentil. Il m'a fait une lecture du rôle. Je me suis dit : Mon dieu, j'espère qu'il sera capable de lire ça, parce que ce serait vraiment gênant qu'il ne s'en tire pas bien et que je ne puisse pas l'engager... Mais il l'a très bien pris. Il a donc passé le test et, dès la première lecture, j'ai vu qu'il était très naturel et très bon. Il a été fantastique !
Je n'ai jamais pensé à cela de cette façon, quand je vous ai vu jouer dons vos films précédents... sans doute est-ce à cause de l'interviewer invisible, mais, cette fois-ci, j'ai réellement pris conscience de votre double rôle de cinéaste et d'acteur, chose à laquelle je n'avais jamais pensé dans vos films précédents. Pourriez-vous me décrire ce que vous ressentez quand vous vous « dirigez » dans vos films ? Est-ce que cela vous pose des problèmes particuliers ?
Non, absolument pas. J'ai écrit le scénario. Je sais ce que je veux tirer de moi et je me contente de le faire. Je n'ai jamais dû me « diriger ».
Ce ne serait donc qu'un sentiment intime ? Vous savez que, dans telle scène, vous devez faire une prise de plus, vous savez quand vous avez bien joué une scène ?
Oui, c'est un sentiment intime. Si je suis content, c'est pratiquement toujours que la scène est bonne. Il est vraiment rarissime que je me laisse abuser. C'est d'ailleurs plutôt l'inverse. Parfois, quand on fait la scène, elle ne paraît pas très bonne, mais plus tard, elle s'avère meilleure que je ne croyais. Ça arrive souvent.
Il y a une scène, dans le film, entre vous et la jeune fille, Rain qu'interprète Juliette Lewis, où vous vous promenez dans Central Park en parlant des écrivains russes. Vous évoquez Tolstoï et Tourgueniev, et puis vous vous mettez à faire une description très imagée de Dostoïevski en disant qu'il est « un repas complet, avec vitamines et germes de blé intégrés ». Vous revenez souvent à Dostoïevski, dans vos films, et l'on pourrait dire que certains possèdent une certaine qualité romanesque, une certaine saveur « dostoïevskienne » : Husbands and Wives, Manhattan, Hannah and Her Sisters ou Crimes and Misdemeanors. Il semble qu'il y ait un lien entre tous ces films.
Eh bien, parmi les films que vous citez, il me semble que Manhattan ne fait pas partie de la même catégorie, parce qu'il est plus romancé. Manhattan a, d'une certaine façon, un pied dans la nostalgie et dans le romanesque. Mais Crimes and Misdemeanors et Hannah ainsi que mon dernier film sont plus sombres. Beaucoup plus sombres. J'aime aussi beaucoup le concept de roman. Ça m'a toujours interpellé. j'aime l'idée de travailler à l'écran avec des méthodes de romancier. J'ai toujours pensé que j'écris, dans mes films. Il y a, dans la démarche de l'écrivain, quelque chose que j'aime beaucoup. Et même si, ici ou là, je m'en écarte, dans un film comme Alice, par exemple, j'ai toujours l'impression d'y revenir. J'aime les gens réels et les situations réelles et la vie telle qu'elle se déroule. On peut faire dans un roman ce qu'on fait dans un film, et vice versa. Les deux moyens d'expression sont physiquement très proches l'un de l'autre. Contrairement à la scène. Le théâtre est quelque chose de totalement différent.
Lorsque vous écrivez le scénario d'un film tel que Husbands and Wives ou Crimes and Misdemeanors, est-ce que vous construisez en quelque sorte un schéma général pour les personnages, ou est-ce que leurs drames se développent à mesure, au gré de leurs rapports changeants... ?
Tout est très instinctif, chez moi. J'y réfléchis pendant un certain temps et je me figure une structure générale qui montre où je veux en venir. J'aime y réfléchir pendant un temps pour m'assurer que je ne vais pas dépenser toute mon énergie à écrire pour finalement m'arrêter au bout de dix pages. Quand je réalise qu'il y a place pour un développement dramatique, je considère que ma première version est susceptible d'être exploitée. Je la couche donc par écrit et je vois où ça m'entraîne, et souvent je ne sais pas où ça va me mener, alors je rectifie à mesure. Et finalement, quand c'est terminé, je procède à quelques corrections et je donne le tout à mon producteur pour qu'il commence à budgéter le tout et mette la production en route.
Dans la scène du taxi où Rain (Juliette Lewis) fait des commentaires sur le roman du personnage (Gabe) que vous interprétez, vous avez choisi de focaliser l'image sur Juliette Lewis, et vous avez fait des coupes à l'intérieur du plan plutôt qu'un champ-contre champ traditionnel sur l'autre personnage — vous-même. Est-ce qu'il y a eu des parties du dialogues supprimées de cette façon ?
Oui, on a enlevé des choses. Cette scène a été la plus difficile à tourner de tout le film. A cause de l'objectif qui nous enlaidissait tellement quand nous figurions tous deux sur le même plan à l'intérieur du taxi. Et l'angle de profil était bien meilleur que celui de face. J'avais l'air tellement laid, mon nez semblait être deux fois plus long et... l'objectif me défigurait complètement le nez. J'ai donc essayé de faire des plans séparés, j'ai tout essayé, mais nous n'arrivions à rien. Alors je me suis dit qu'elle était jolie. Pourquoi ne pas simplement laisser la caméra sur elle ? Juliette Lewis est une actrice merveilleuse.
Est-ce une actrice avec qui vous aimeriez retravailler un jour ? Comme vous l'avez fait avec Diane Keaton, Dianne Wiest et Judy Davis.
Certainement. Tout à fait. Elle est formidable.
Vous utilisez ces raccourcis de montage tout au long du film. Au point même de laisser de très brèves images des acteurs et de couper subitement jusqu'à la prochaine situation. Au début de Husbands and Wives, par exemple, nous voyons une très courte scène avec Mia Farrow dans l'appartement. Le plan ne dure peut-être que quelques secondes, et ensuite vous passez à une scène de  conversation où elle n'a bougé que très peu par rapport à la position qu'elle avait juste avant. Avez-vous fait cela dans l'intention de garder la même sensation pour toutes les scènes du films ?
Oui, pour que ce soit plus dérangeant. C'est plus dissonant, comme la différence qu'il y a entre Stravinsky et Prokofiev. Parce que l'état mental, interne et émotionnel des personnages est dissonant. Je voulais que le public sente qu'il y avait une atmosphère de nervosité et de déroute. Un sentiment de névrose et d'instabilité.
Vous pensez que cela aurait été possible sans que nous ayons vu les premiers films de Godard ?
Comment savoir... Un cinéaste tel que Godard a inventé tant de merveilleuses techniques cinématographiques. Il est très difficile de dire si ça aurait été une chose qui me serait venue par hasard, un beau jour, ou si cela fait partie de cet inestimable trésor que constituent les metteurs en scène qui ont contribué à construire le vocabulaire du cinéma. Vous savez, très souvent, on fait quelque chose et ça stimule, ça excite, mais ça vient en fait de l'héritage cinématographique. Et on ne peut jamais savoir exactement d'où ça vient. Je ne peux, sur ce sujet, que parler en mon nom, mais il m'arrive parfois de faire une chose, dans un film, qu'on pourrait absolument attribuer à personne. D'autres fois, ça s'encadre dans la tradition du vocabulaire que les autres cinéastes nous ont léguée. Mais j'apprécie vraiment la contribution de Godard à l'art cinématographique. Il est sans doute le premier qui se soit uniquement attaché au contenu et qui n'ait fait que ce qu'il voulait, qui ait mis à l'écran tout ce qu'il voulait. Aussi suis-je convaincu qu'il est et qu'il a été un grand inventeur.
Pourquoi avez-vous tenu à nous montrer visuellement des passages du roman de Gabe et à les faire jouer dans de vraies scènes ? Pourquoi ne pas vous être contenté de le laisser nous les lire ?
Je voulais que vous connaissiez très précisément certaines de ses observations sur les hommes et les femmes. Et j'ai pensé que c'était le meilleur moyen d'y parvenir, au lieu de simplement le laisser lire ces passages. J'ai pensé que ça intéresserait le public. Ca les amuserait , comme un interlude, tout en clarifiant certains des sentiments qu' Gabe à propos des relations humaines.
Lorsque vous avez commencé à monter Husbands and Wives, avez-vous discuté de cette nouvelle technique, de ce nouveau style avec Susan Morse, Votre monteuse ?
Oui, j'avais tout écrit dans le découpage. J'expliquais tout dans les descriptions : que nous allions couper ou nous voudrions, et sauter à la scène suivante, et que nous ne devions nous soucier de rien d'autre. Nous nous sommes beaucoup amusés tous les deux. Tous le monde — que ce soit d'un point de vue physique ou technique — s'est davantage amusé sur ce film que sur tous les autres. Les acteurs ont adorés, ils pouvaient faire faire ce qu'ils voulaient. Ça a très bien marché. Pour tout le monde.
Husbands and Wives est un film qui rend jaloux, en tant que cinéaste. Durant la projection, je n'arrêtais pas de me dire : « Mais pourquoi diable n'ai-je pas pensé à réaliser un film comme ça ? »
Eh oui ! Ca fonctionne très bien. Plus besoin de se soucier de quoi que ce soit. Vous savez, c'est meilleur marché, plus rapide et plus amusant ! Parce qu'on ne s'embourbe dans rien d'ennuyeux ; comme avec la caméra sur une dolly qui avance, perpendiculaire, très solennelle...
A présent, vous préparez votre prochain film, qui sera un policier...
C'est vrai ! C'est comme une blague, pour moi, des vacances. Cela fait déjà très longtemps que j'ai envie de réaliser un polar. En fait, Manhattan, à l'origine, était conçu pour être un polar. Mais j'ai abandonné cet aspect des choses au cours des nombreuses récritures du script.
A propos de Manhattan, j'ai entendu dire ou j'ai lu que vous aviez eu beaucoup de doutes, que vous n'étiez pas content du film...
... quand je l'ai terminé ? Oui, je ne suis jamais content de mes films, quand je viens de les terminer. C'est presque toujours le cas. Pour ce qui est de Manhattan, je ne voulais pas le sortir. Je voulais demander à United Artists de ne pas le sortir en salles. Je voulais leur proposer de faire un film pour rien, s'ils détruisaient celui-là.
Vous n'êtes jamais satisfait quand vous terminez un film . Vous n'avez jamais le sentiment : « Cette fois, j'ai réussi ou j'ai presque réussi » ?
Seulement sur Purple Rose of Cairo. C'est ce qui se rapproche le plus d'un sentiment de satisfaction. Après le film, je me suis dit: « Oui, cette fois-ci je crois bien que je suis parvenu à ce que je voulais. »
Et aujourd'hui, avec Husbands and Wives ?
Husbands and Wives a été un des films qui m'a le plus satisfait. Il reste pourtant des choses que j'écrirais d'une autre façon, si je pouvais encore changer quelque chose. Mais je ne peux pas tout remettre en question. Fondamentalement, c'est un de mes films préférés.
Je crois qu'avec ce film, vous pouvez vous asseoir et attendre calmement les réactions du public. Ce doit être un sentiment très réconfortant.
J'espère. J'ai vraiment besoin que quelque chose marche, en ce moment. Ça serait formidable.
Pour l'instant, vous faites des repérages pour votre prochain film. Comment procédez-vous ? Est-ce que vous partez tout seul à New York à la recherche d'extérieurs que vous pourriez utiliser ? Ou est-ce que vous emmenez des membres de votre équipe ?
Je pars avec le directeur artistique. Ensuite, une fois que j'ai choisi les extérieurs que j'aime, je fais venir Carlo di Palma. Il se promène, regarde et, la plupart du temps, me donne un avis favorable — mais il lui arrive de me dire : « Oh non ! Je ne crois pas que je pourrais en tirer grand-chose. Essayons de trouver quelque chose de mieux ! »
Trouvez-vous votre inspiration dans des endroits que vous connaissez déjà ou que vous avez visités lorsque vous écrivez un scénario ? Ou est-ce que vous écrivez d'abord pour ensuite sortir trouver les décors correspondant à l'histoire que vous avez écrite ?
J'écris, mais je ne m'occupe pas beaucoup de ce que j'écris. Vous savez, j'écris : « les personnages entrent dans un parc d 'attractions » . Ensuite je traverse la ville en voiture, je marche, et je vois un musée qui est formidable. Alors, je change le décor de la scène en musée. Je change tout en fonction des réalités que je trouve.
Est-ce que le contraire est déjà arrivé ? Vous allez ou vous êtes allé quelque part, et ce décor vous inspire tant que vous composez des scènes pour le film que vous préparez.
Bien sûr ! Ça arrive souvent. Je vais visiter un endroit, une belle église ou quelque chose comme ça, et je l'intègre à ce que je suis en train d'écrire. Ou alors, un jour, le directeur artistique m'a emmené dans un chantier naval que j'ai utilisé dans un film . Ensuite j'ai coupé la scène et je l'ai jetée. Mais je sais que ce chantier naval existe ; peut-être l'utiliserai-je une prochaine fois.
Dans Manhattan, votre personnage, Isaac, confesse qu'il ne parvient à « fonctionner » qu'à New York. Beaucoup de gens pensent que cette phrase s'applique aussi à vous. Est-ce vrai ou n'est-ce qu'un mythe ?
C'est en partie vrai. Enfin, ça dépend de l'alternative et de combien de temps j'aurais à rester dans un autre endroit. Si c'est une grande vile comme Paris, Londres, Stockholm, un endroit vraiment cosmopolite, je crois que je pourrais y vivre quelque temps. Mais ce n'en est pas moins à New York que je me sens le mieux.
Pourriez-vous faire des films autre part qu'à New York ?
Pas des films, mais je pourrais considérer l'idée d'aller en Europe et d'y faire un film. Je n'y verrais aucun inconvénient, si l'histoire s'y prête.
Entretien réalisé par Stig Björkman, traduit de l'anglais par Serge Grünberg.
Pour lire cet article dans sa version originale, il existe des fac- similés compilant d’anciens numéros des Cahiers du cinéma.
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filmfilmmagazine · 9 years
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Scorsese asks Takeshi Kitano five questions about cinema (Cahiers du Cinéma 500, 1996)
Where is cinema going? Is it disappearing, reinventing itself for a better rebirth, or is it going through a transformation period?
I can say that a certain cinema I know is not disappearing. In this case, as long as I film what I want to see, this cinema will continue to exist. Cinema is definitely going in different directions and ranges over many areas, from purely commercial to artistic films.
I know very well that there are many "throw-away" films on the market today. When I say a "throw-away" I mean that it stays with the viewer's spirit less than one day. I imagine that there is a little theory in the light-up throw-away [as in throw-away lighter]. A number of years have passed in which the light-up throw-away [as in throw-away lighter] has considerably increased, but this does not have the quality, say, of a Dunhill lighter.
The proliferation of throw-away films has not changed the quality of cinema as we understand it.
Are you inspired by cinema of the past?
I can honestly say, that I am not the type, that is inspired by other filmmakers. I learn instead by errors made in my past works.
What pushes you to make films?
I consider films to be like toys. I find nothing more pleasurable than making a film.
Has the battle to portray cinema as an art won in all aspects? What has it brought? What remains lacking?
In general, yes. My films are artistic in the sense that I don't make them to please everyone. The moment one makes a film to please the masses, is the moment he stops being artistic and become commercial. I believe that my films are not commercial, and in this sense they are artistic. What else is to be gained? To continue producing films that I want to see.
If there was a moment, even a revelry, that defines cinema for you, what would it be?
Cinema is an inexplicable enigma or an insoluble enigma. I create the enigma that the public can resolve in the manner it chooses.
Traduction par Lisa Tagliaferri, reproduit depuis Kitanotakeshi.com.
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filmfilmmagazine · 9 years
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Toute une heure, Corinne Squire talks to Chantal Akerman (Screen 25-6, 1984)
Editor'snote: The interview below was conducted within limits more common to popular journalism (an hour's discussion during the 1983 London Film Festival) than to the carefully redacted tapings of scholarly record. Its brevity, if not superficiality, is self-evident-the sort of exchange deemed appropriate for the collection of a few quotations from the director-as-celebrity-auteur. It is published here, after some debate within the Editorial Board, for virtually opposing reasons — not to enhance any notion of 'Akerman' as author or authority, but to indicate other factors-institutional, economic, formal — which have recently influenced the work produced under that signature, and indeed throughout the various 'independent' sectors of cinema.
CS — I saw Toute Une Nuit in Paris last year, and maybe a quarter of the audience walked out . . . .
CA — Oh my god . . . .
But that was quite interesting, it made me wonder who the people who stayed were. Here the film's being shown in the London Film Festival, and almost everyone will stay. It seems like you're making films for a different audience from before.
I think it's not a difficult film, Toute Une Nuit. Have you seen it again? In Paris the sound and images were very bad. Because it's not one main story, if the theatre quality is not good you lose everything, the atmosphere . . . . In Brussels that film was shown in a normal theatre, a lot of people came, and maybe one or two left. I think they were well prepared. I had spoken about the film on TV and radio, so they were not getting nervous the first twenty minutes, when if you don't know, you try to relate one part of the film to another. Really my film is speaking about very simple things. If you just accept the form there's nothing difficult. I saw yesterday Sally Potter's film (The Gold Diggers). Okay, the form is not a usual form, but what she says, also, not everyone can relate to. What I show, everyone can relate to.
You said once that if you'd stayed in America you wouldn 't ever have made narrative films.
When I was in the United States it was 1971, 2, 3, and at the time I didn't have any preoccupation with making film for theatres. There were a lot of people working like that, taking one or two reels, making a film like you make a painting. You were so far away from Hollywood in New York. There was no mixture at all between people who were making film like paintings, and the industry. But in France, it's not the same at all. I don't know . . . . I used to say this, but I don't know any more if it's true. Probably I would have gone naturally towards more narrative things.
As you got older?
No, it was also a question of the time there. Now, I really don't want to make a very experimental film that cannot be seen.
Are there any films like that? Even making the most experimental films, you choose a group to work with and show to.
You know, when I was young I was not aware of that at all: that you choose an audience, or that you can have an audience. I was just making a film to try some things that I wanted to try. Now, I try things for myself too, but I don't try the same kind of things. Now . . . I'm really mixed up, you know!
You said in another interview that you used to find narrative immoral.
I used to, yes. It's a very long time ago; you know I cannot even remember how I was then.
People are interested now in what you did before, in your whole body of work; that must be difficult for you.
It's difficult, because I want to keep going, I can't even talk about 'before' any more.
But you do quite a lot of interviews.
Marilyn (Watelet, the producer of Toute Une Nuit) says, 'Oh, six months ago, you said this to me', and I don't remember why I said it. I'm not a very reliable person to be interviewed.
I wanted to ask you about how you work now. You've said that it's impossible to work collectively.
No, I said that about Jeanne Dielman. It was collective like any film is collective. One person is doing camera, another person is doing lighting, and so on. But I didn't want to make a collective film with other people directing with me. Not of something I have written myself.
But you worked on a joint project with someone, 15/8.
That was not really a completed project. The two of us decided on Friday to make the film Saturday, and we just took the camera and some reels and we made it together, a friend of mine, Samy Szlingerbaum, and myself.
Do you still make films like that?
No, I don't.
How did you work on Toute Une Nuit?
We shot more than we used, and some didn't work. I wrote the little stories, and I knew how I would start. I knew also that the storm would be the end of the night, and I knew how I would finish. But then we found all the rest in editing the film.
Do you still work with a lot of women in the film crew? You used to make that choice.
Not so many, it's less conscious. I choose people who are good to work with, women or men. Yes, that's why it was so funny last night when Sally (Potter) and Helen (Grace) were talking (after the showing of The Gold Diggers and Serious Undertakings). They have that kind of ideal that I used to have, years ago.
What made you change?
It changes when you have done it. It changed because it happens like that; I didn't think about what I was doing. I met other people . . . .
What about your new film?
The Eighties is a preparation for another film I want to make, a musical. It's auditions and things like that — but real auditions, not set-ups. I shot videotapes of people I might use in the next film. The musical is about love and business; it's a melodrama. Toute Une Nuit was not expensive, but the next film is an expensive film, so I don't find the money easily.
Why do you want to do a musical?
Oh, because it's lots of fun, and also because in a musical you don't have to be naturalistic, it's already stylised, and that is interesting. And I like to work with sound. It's intuitive, I don't know how I do it. I like to reconstruct natural sound, when you have a scene with sound you don't choose, noise or things like that. It's true, you construct the sound, like music. Again, it's stylised. I think the sound in Sally Potter's film was really fantastic.
Why is The Eighties filmed in Brussels? Why is it an interesting city to film?
Well, I lived there until I was eighteen. I prefer to shoot in Brussels than in Paris. It's more interesting because of the' lines; it's more regular, it's more like New York. It's not like New York in everything, of course, but you can shoot along the lines.
What happened to the other film you were planning to do, with two people, a comedy?
I did it on TV for a series called Camera in a Room. Television is for making a living, but it's not only that, it's nice sometimes to make things on TV, especially for INA. You have a lot of freedom and you can try things. It's only TV who can produce things like that, because it's not for a theatre. It's about 75 minutes, it's not commercial, it's not with stars. It's nice because you don't have to wait. You propose them a small outline, they give you some money to write a bit more. You don't have to go through a lot of commissioning and producers — they say 'yes' or 'no', and you know. It's nice!
You haven't used stars in your films.
But I'd like to if it's possible.
In the musical?
I don't know. We'll see. The film is all written. But I need a lot of money for it! After London, I'm going back to Paris to find it.
Pour lire cet article avec ses multiples annotations, vous pouvez vous procurer le Screen n°25 volume 6 via le Screen Academic Journal.
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filmfilmmagazine · 9 years
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Le cinéma selon Alfred Hitchcock par François Truffaut (Cahiers du Cinéma 184, 1966)
Cet entretien sur « Psycho » est extrait du livre de François Truffaut : « Le Cinéma selon Alfred Hitchcock », qui vient de paraître aux Editions Robert Laffont (...) dans lequel Alfred Hitchcock, interrogé du matin au soir pendant deux semaines par François Truffaut, retrace chronologiquement avec franchise, lucidité, humour et intelligence, toute sa carrière depuis ses débuts à Londres en 1934 jusqu'à « Torn Curtain », son cinquantième film.
Truffaut — Avant d'aborder « Psycho », je voudrais vous demander si vous avez une théorie quelconque à propos de la première scène dans vos films. Quelquefois vous commencez par une action violente, quelquefois par une simple indication de l'endroit où nous nous trouvons...
Hitchcock — Cela dépend du but à atteindre. L'ouverture de « The Birds » est une description de la vie normale, courante, satisfaisante, de San Francisco. Quelquefois, j'indique par un titre que nous nous trouvons à Phoenix ou à San Francisco mais cela me gêne un peu parce que trop facile. J'éprouve souvent le désir de présenter un endroit, même familier, avec davantage de finesse. Apres tout, il n'y a aucun problème pour « vendre » Paris avec la Tour Eiffel dans l'arrière-plan ou Londres avec Big Ben en profondeur.
T — Quand il ne s'agit pas d'une action violente, vous utilisez presque toujours le même principe d'exposition, du plus loin au plus près : la ville, un immeuble dans cette ville, une chambre dans cet immeuble... c'est le début de « Psycho ».
H — Dans l'ouverture de « Psycho », j'ai éprouvé le besoin d'inscrire sur l'écran le nom de la ville, Phoenix, puis le jour et l'heure où commençait l'action et cela afin d'arriver à ce fait très important : il est trois heures moins dix-sept minutes de l'après-midi, et c'est le seul moment pendant lequel cette pauvre fille, Marion, peut coucher avec Sam, son amant. L'indication de l'heure suggère qu'elle se prive de déjeuner pour faire l'amour.
T — Cela donne immédiatement un côté clandestin à leur rapport.
H — Et de plus on autorise le public à devenir voyeur.
T — Un critique de cinéma, jean Douchet, à écrit une chose amusante : « Dans la première scène de « Psycho », John Gavin est torse nu, Janet Leigh porte un soutien-gorge et à cause de cela cette scène ne satisfait que la moitié du public. »
H — Il est vrai que Janet Leigh n'aurait pas du porter un soutien-gorge. Cette scène ne me paraît pas spécialement immorale ; elle ne me procure aucune sensation particulière, car vous savez que je suis comme un célibataire, c'est-à-dire un abstentionniste, mais il n'y a aucun doute, cette scène serait plus intéressante si la poitrine de la fille se frottait contre la poitrine de l'homme.
T — Je sais que vous vous êtes efforcé dans « Psycho » de lancer le public sur des fausses pistes, aussi je suppose qu'un autre avantage de ce début érotique était de porter l'attention des spectateurs sur le côté sexe ; plus tard, lorsque nous serons au Motel, ayant encore en tête cette première scène montrant Janet Leigh en soutien-gorge, nous penserons qu'Anthony Perkins va seulement faire le voyeur. Par ailleurs, sauf erreur de ma part, c'est votre unique scène en soutien-gorge à travers vos cinquante films.
H — Je ressentais le besoin de tourner la première scène de cette façon, avec Janet Leigh en soutien-gorge, car le public change, il évolue. La scène classique du baiser sain aujourd'hui serait méprisée par les jeunes spectateurs et ils auraient tendance à dire : c'est idiot. Je sais qu'eux-mêmes se comportent comme John Gavin et Janet Leigh et il faut leur montrer la façon dont ils se conduisent eux-mêmes la plupart du temps. D'autre part, j'ai voulu donner visuellement une impression de désespoir et de solitude dans cette scène.
T — Oui, il me semblait justement que dans « Psycho » vous teniez compte du renouvellement du public depuis ces dix dernières années et que le film était rempli de choses que vous n'auriez pas faites autrefois, dans vos autres films.
H — Absolument, et il y a encore beaucoup d'exemples de cela dans « The Birds » du point de vue technique.
T — J'ai lu le roman « Psycho » et je l'ai trouvé honteusement truqué. On y lit fréquemment : « Norman alla s'asseoir à côté de sa vieille mère et ils entamèrent une conversation. » Cette convention de narration me choque beaucoup. Le film est raconté avec beaucoup plus de loyauté et on s'en aperçoit en le revoyant. Qu'est-ce qui vous a plu dans le livre ?
H — Je crois que la seule chose qui m'a plu et m'a décide à faire le film était la soudaineté du meurtre sous la douche ; c'est complètement inattendu et à cause de cela j'ai été intéressé.
F — C'est un meurtre qui est comme un viol... Je crois que le roman était inspiré par un fait divers ?
H — Par l'histoire d'un type qui avait gardé chez lui le cadavre de sa mère, quelque part dans le Wisconsin.
T — Il y a dans « Psycho » tout un attirail de terreur que d'ordinaire vous semblez éviter, un côté fantomatique, une ambiance mystérieuse, la vieille maison...
H — Je crois que l'ambiance mystérieuse est dans une certaine mesure accidentelle ; par exemple, dans la Californie du nord vous trouverez beaucoup de maisons isolées qui ressemblent à celle de « Psycho » ; on appelle cela le « Gothique Californien » et lorsque c'est franchement laid on dit même : « Pain d'épice californien ». Je n'avais pas commencé mon travail avec l'intention d'obtenir l'atmosphère d'un vieux film d'horreur Universal, je voulais seulement être authentique. Or, cela ne fait aucun doute, la maison est une reproduction authentique d'une maison réelle, et le motel est également une copie exacte. J'ai choisi cette maison et ce motel parce que je me suis rendu compte que l'histoire n'aurait pas le même effet avec un bungalow ordinaire ; ce genre d'architecture convenait à l'atmosphère de l'histoire.
T — Et puis, cette architecture est agréable à l'œil, la maison est verticale alors que le motel est tout à fait horizontal.
H — Absolument, voila notre composition... Oui, un bloc vertical et un bloc horizontal.
T — Par ailleurs, il n'y a dans « Psycho » aucun personnage sympathique auquel le public pourrait s'identifier.
H — Parce que ce n'était pas nécessaire. Je crois quand même que le public a eu pitié de Janet Leigh au moment de sa mort. En fait, la première partie de l'histoire est exactement ce qu'on appelle ici à Hollywood un hareng rouge, c'est-à-dire un truc destiné à détourner votre attention, afin d'intensifier le meurtre, afin qu'il constitue une surprise totale. Il était nécessaire que tout le début soit volontairement un peu long, tout ce qui concerne le vol de l'argent et la fuite de Janet Leigh, afin d'aiguiller le public sur la question : est-ce que la fille se fera prendre ou non ? Souvenez-vous de mon insistance sur les quarante mille dollars ; j'ai travaillé avant le film, pendant le film et jusqu'à la fin du tournage pour augmenter l'importance de cet argent.
Vous savez que le public cherche toujours à anticiper et qu'il aime pouvoir dire : « Ah moi, je sais ce qui va se passer maintenant. » Alors il faut non seulement en tenir compte mais diriger complètement les pensées du spectateur. Plus nous donnons de détails sur le voyage en automobile de la fille, plus vous êtes absorbé par sa fugue, et c'est pour cela que nous donnons autant d'importance au policier motocycliste aux lunettes noires et au changement d'automobile. Plus tard, Anthony Perkins décrit à Janet Leigh sa vie dans le motel, ils échangent des impressions et là encore le dialogue est relié au problème de la fille. On suppose qu'elle a décidé de retourner à Phoenix et de restituer l'argent. Il est probable que la fraction du public qui cherche à deviner pense : « Ah bon ! Ce jeune homme l'incite à changer d'avis. » On tourne et on retourne le public, on le maintient aussi loin que possible de ce qui va réellement se dérouler.
Je vous parie tout ce que vous voudrez que dans une production ordinaire on aurait donné à Janet Leigh l'autre rôle, celui de la sœur qui enquête, car il n'est pas d'usage de tuer la star au premier tiers du film. Moi, j'ai fait exprès de tuer la star, car ainsi le meurtre était encore plus inattendu. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai insisté ensuite pour qu'on ne laisse pas rentrer le public après le début du film car les retardataires auraient attendu de voir Janet Leigh après qu'elle a quitté l'écran les pieds devant !
La construction de ce film est très intéressante et c'est mon expérience la plus passionnante de jeu avec le public. Avec « Psycho » je faisais de la direction de spectateurs, exactement comme si je jouais de l'orgue.
T — J'admire énormément le film mais il y a un moment un peu creux, selon moi, qui doit se situer après le deuxième meurtre, avec les deux scènes chez le sheriff.
H — L'intervention du sheriff vient d'une chose dont nous avons déjà souvent parlé, la question fatidique « Pourquoi est-ce qu'ils ne vont pas à la police ? » En général, je réponds : « Ils ne vont pas à la police parce que c'est emmerdant. » Alors vous voyez un exemple de ce qui arrive quand les personnages vont à la police.
T — Mais l'intérêt reprend assez vite par la suite. Il me semble que le public change souvent de sentiments à l'intérieur du film. Au début, on espère que Janet Leigh en tant que voleuse ne se fera pas prendre. Nous sommes très surpris lorsqu'elle est poignardée sous la douche, mais dès qu'Anthony Perkins efface les indices, on lui devient favorable, on espère qu'il ne sera pas inquiété, ni lui ni sa mère ! Plus tard, quand on apprend par le sheriff que la Mère de Perkins est morte et enterrée depuis huit ans, alors brusquement on change de camp et on devient contre Anthony Perkins mais par pure curiosité, pour connaître son secret.
H — Tout cela nous ramène à l'idée du public-voyeur. Nous avions un peu cela dans « Dial M for Murder ».
T — En effet. Quand Ray Milland tardait à appeler sa femme au téléphone et que le meurtrier faisait mine de vouloir quitter l'appartement sans avoir tué Grace Kelly. On pensait : « Pourvu qu'il patiente encore un peu ».
H — C'est une règle générale. Nous avons parlé de cela à propos du voleur qui se trouve dans une chambre en train de fouiller les tiroirs et auquel le public est toujours favorable... De même, quand Perkins regarde la voiture qui s'enfonce dans l'étang, bien qu'il y ait un cadavre dedans, quand la voiture cesse un instant de s'enfoncer, le public se dit : « Pourvu que la voiture coule tout à fait ». C'est un instinct naturel.
T — Mais dans vos films habituels le spectateur est plus innocent parce qu'il tremble pour l'homme injustement soupçonné. Dans « Psycho » on commence par trembler pour une voleuse, ensuite on tremble pour un assassin et enfin, lorsqu'on apprend que cet assassin à un secret, on souhaite qu'il se fasse prendre pour avoir le fin mot de l'histoire !
H — Je ne sais pas si on s'identifie à ce point-la... ?
T — Ce n'est peut-être pas absolument de l'identification mais le soin avec lequel Perkins a effacé toutes les traces du crime nous le rend attachant. Cela équivaut à admirer quelqu'un qui à bien fait son travail... Je crois qu'en dehors des lettres du générique, Saul Bass a exécuté des dessins pour le film?
H — Seulement pour une scène, et je n'ai pas pu les utiliser. Saul Bass devait faire le générique et, comme le film l'intéressait, je lui ai laissé dessiner une scène, celle du détective Arbogast montant l'escalier avant d'être poignardé. Pendant le tournage du film, je suis resté couché deux jours avec de la fièvre et comme je ne pouvais pas venir au studio, j'ai dit au chef-opérateur et à l'assistant de tourner la montée de l'escalier en se servant des dessins de Saul Bass. Il ne s'agissait pas du meurtre mais seulement de ce qui précède, la montée de l'escalier. Alors, il y avait un plan de la main du détective glissant sur la rampe et un travelling à travers les barreaux de l'escalier montrant les pieds d'Arbogast de profil. Lorsque j'ai vu les rushes de la scène, je me suis aperçu que ça ne convenait pas et cela a été une révélation intéressante pour moi. La montée de l'escalier, découpée de cette façon, ne donnait pas un sentiment d'innocence mais de culpabilité. Ces plans auraient convenu s'il s'était agi d'un tueur montant l'escalier mais l'esprit de la scène était à l'opposé. Rappelez-vous les efforts que nous avons faits pour préparer le public à cette scène ; nous avons établi qu'il y avait une femme mystérieuse dans la maison, nous avons établi que cette femme mystérieuse était sortie de la maison et avait poignardé à mort une jeune femme sous sa douche. Tout ce qui pouvait donner du suspense à la montée d'escalier du détective était contenu dans ces éléments. Par conséquent, nous devions recourir ici à l'extrême simplicité ; il nous suffisait de montrer un escalier et un homme qui monte cet escalier de la façon la plus simple qui soit.
T — Je suis convaincu que d'avoir vu d'abord la scène mal tournée vous a aidé pour indiquer au détective Arbogast l'expression adéquate. En français on dirait : « il arrive comme une fleur », donc prêt à « se faire cueillir... »
H — Ce n'est pas exactement de l'impassibilité, c'est presque de la bienveillance. Donc, je me suis servi d'une seule prise d'Arbogast qui monte l'escalier et, quand il s'est approche de la dernière marche, j'ai délibérément placé la caméra en hauteur pour deux raisons : la première afin de pouvoir filmer la Mère verticalement, car si je l'avais montrée de dos, j'aurais eu l'air de masquer volontairement son visage et le public se serait méfié. De l'angle ou je m'étais placé je ne donnais pas l'impression d'éviter de montrer la Mère.
La seconde et principale raison pour monter si haut avec la caméra, était d'obtenir un fort contraste entre le plan général de l'escalier et le gros plan de sa figure lorsque le couteau s'abattait sur lui. C'était exactement de la musique, voyez-vous, la caméra en hauteur avec les violons, et soudain la grosse tête avec les cuivres. Dans le plan du haut, j'avais la Mère qui arrivait et le couteau qui s'abattait. Je coupais dans le mouvement du couteau qui s'abat et je passais au gros plan d'Arbogast. On lui avait collé sur la tête un petit tuyau en plastique, rempli d'hémoglobine. Au moment où le couteau approchait de son visage je tirais brusquement sur un fil qui libérait l'hémoglobine et ainsi son visage était inonde de sang mais suivant un trace déjà prévu. Enfin, il tombait en arrière dans l'escalier.
T — Cette descente d'escalier à la renverse m'a beaucoup intrigué. En fait, il ne tombe pas vraiment. On ne voit pas ses pieds mais l'impression que l'on ressent, c'est qu'il descend l'escalier à reculons, en frôlant chaque marche du bout des pieds, un peu comme ferait un danseur...
H — C'est l'impression juste, mais avez-vous deviné comment, nous l'avons obtenue ?  
T — Absolument pas. Je comprends bien qu'il s'agissait de dilater l'action, mais je ne sais pas comment vous avez fait.
H — Par trucage. J'ai d'abord filmé avec la Dolly la descente d'escalier sans le personnage. Ensuite j'ai installé Arbogast sur une chaise spéciale et il était donc assis devant l'écran de transparence sur lequel on projetait la descente de l'escalier. Alors on secouait la chaise et Arbogast n'avait qu'à faire quelques gestes pour battre l'air avec sas bras.
T — C'est très réussi. Plus tard dans le film, vous utilisez à nouveau la position la plus haute pour montrer Perkins emmenant sa Mère à la cave.
H — Oui, et j'ai élevé la camera dès que Perkins monte l'escalier. Il entre dans la chambre, et on ne le voit plus mais on l'entend : « Maman, il faut que je vous descende à la cave parce qu'ils vont venir nous surveiller ». Ensuite on voit Perkins qui descend sa Mère à la cave. Je ne pouvais pas couper le plan parce que le public serait devenu soupçonneux : pourquoi est-ce que soudainement la camera se retire ? Alors, j'ai donc la camera suspendue qui suit Perkins lorsqu'il monte l'escalier, il entre dans la chambre et sort du cadre mais, la caméra continue à monter sans coupure, et lorsque nous sommes au-dessus de la porte, la camera pivote, regarde de nouveau en bas de l'escalier et, pour que le public ne s'interroge pas sur ce mouvement, nous le distrayons en lui faisant entendre une dispute entre la Mère et le fils. Le public porte tellement d'attention au dialogue qu'il ne pense plus à ce que fait la camera, grâce à quoi nous sommes maintenant à la verticale et le public ne s'étonne pas de voir Perkins transportant sa Mère, vu à la verticale, par-dessus leurs têtes. C'était passionnant pour moi d'utiliser la caméra pour égarer le public.
T — Le poignardage de Janet Leigh est également très réussi.
H — Le tournage en a duré sept jours et il y a eu soixante-dix positions de caméra pour quarante-cinq secondes de film. Pour cette scène on m'avait fabriqué un merveilleux torse factice avec le sang qui devait jaillir sous le couteau, mais je ne m'en suis pas servi. J'ai préféré utiliser une fille, un modèle nu, qui doublait Janet Leigh. De Janet, on ne voit que les mains, les épaules et la tête. Tout le reste, c'est avec le modèle. Naturellement le couteau ne touche jamais le corps, tout est fait au montage. On ne voit jamais une partie tabou du corps de la femme car nous filmions certains plans au ralenti pour éviter d'avoir les seins dans l'image. Les plans filmés au ralenti n'ont pas été accélérés par la suite, car leur insertion dans le montage donne l'impression de vitesse normale.
T — C'est une scène d'une violence inouïe.
H — C'est la scène la plus violente du film et ensuite, au fur et à mesure que le film avance, il y a de moins en moins de violence car le souvenir de ce premier meurtre suffit à rendre angoissants les moments de suspense qui viendront plus tard.
T — C'est une idée ingénieuse et très forte. Au meurtre lui-même je préfère encore, pour sa musicalité, la scène de nettoyage, lorsque Perkins manie le balai et la serpillière pour effacer toutes les traces du meurtre. Toute la construction du film me fait penser à une sorte d'escalier de l'anormal : tout d'abord une scène d'adultère, puis un vol, puis un crime, deux crimes et enfin la psychopathie ; chaque étape nous fait monter d'une marche. C'est cela ?
H — Oui, mais pour moi, Janet Leigh joue le rôle d'une bourgeoise ordinaire.
T — Mais elle nous véhicule vers l'anormal, vers Perkins et ses oiseaux empaillés.
H — Les oiseaux empaillés m'ont beaucoup intéressé, comme une espèce de symbole. Naturellement, Perkins s'intéresse aux oiseaux empaillés parce qu'il a lui-même empaillé sa Mère. Mais il y a une deuxième signification, par exemple, avec le hibou ces oiseaux appartiennent au domaine de la nuit, ils sont des guetteurs et cela flatte le masochisme de Perkins. Il connait bien les oiseaux et il se sait regardé par eux. Sa propre culpabilité se reflète dans le regard de ces oiseaux qui le surveillent et c'est parce qu'il aime la taxidermie que sa propre Mère est pleine de paille.
T — En fait, on pourrait considérer que « Psycho » est un film expérimental ?
H — Peut-être. Ma principale satisfaction est que le film a agi sur le public et c'est la chose à laquelle je tenais beaucoup. Dans « Psycho », le sujet m'importe peu, les personnages m'importent peu ; ce qui m'importe, c'est que l'assemblage des morceaux de film, la photographie, la bande sonore et tout ce qui est purement technique pouvait faire hurler le public. Je crois que c'est une grande satisfaction pour nous d'utiliser l'art cinématographique pour créer une émotion de masse. Et avec « Psycho » nous avons accompli cela. Ce n'est pas un message qui a intrigué le public. Ce n'est pas une grande interprétation qui a bouleversé le public. Ce n'était pas un roman très apprécié qui a captivé le public. Ce qui l'a ému, c'était le film pur.
T — C'est vrai...
H — Et c'est pourquoi ma fierté avec « Psycho » est que ce film nous appartient à nous cinéastes, à vous et à moi, davantage que tous les films que j'ai tournés. Je n'obtiendrai avec personne une véritable discussion sur ce film dans les termes que nous employons en ce moment. Les gens diront : « C'est une chose à ne pas faire, le sujet était horrible, les protagonistes étaient petits, il n‘y avait pas de personnages ». Je sais tout cela, mais je sais aussi que la façon de construire cette histoire et de le raconter à amené les publics du monde entier à réagir d'une façon émotionnelle.
T — Emotionnelle, oui... physique.
H — Emotionnelle. Cela m'est égal si l'on pense qu'il s'agit d'un petit ou d'un grand film. Je ne l'ai pas entrepris avec l'idée de faire un film important. J'ai pensé que je pouvais m'amuser en faisant une expérience. Le film n'a couté que huit cent mille dollars et voila où était l'expérience : puis-je faire un film de long métrage dans les mêmes conditions qu'un film de télévision ? Je me suis servi d'une équipe de télévision pour tourner très rapidement. J'ai seulement ralenti le rythme du tournage lorsque j'ai tourné la scène du meurtre sous la douche, la scène du nettoyage et une ou deux autres qui marquaient l'écoulement du temps. Tout le reste à été tourné de la même manière qu‘à la télévision.
T — Je sais que vous avez produit vous-même « Psycho ». Le film a eu beaucoup de succès ?
H — « Psycho » n'a coûté que huit cent mille dollars et il a, à ce jour, rapporté à peu près treize millions de dollars de bénéfice.
T — C'est formidable ! C'est votre plus grand succès à ce jour ?
H — Oui, et j'aimerais que vous fassiez un film qui rapporte autant à travers le monde ! C'est un domaine où il faut être très content de son travail du point de vue technique, pas nécessairement du point de vue du  scénario. Dans un film de ce genre, c'est la caméra qui fait tout le travail. Bien entendu, vous n'obtenez pas nécessairement les meilleures critiques, car les critiques ne s'intéressent qu'au  scénario. Il faut dessiner votre film comme Shakespeare bâtissait ses pièces pour le public.
T — « Psycho » est d'autant plus universel que c'est un film muet pour cinquante pour cent. Il comporte deux ou trois bobines sans aucun dialogue. Il a du être assez facile à doubler et à sous-titrer...
H — Oui. En Thaïlande, je ne sais pas si vous le savez, ils n'utilisent ni sous-titrage ni doublage, ils suppriment carrément le son et un homme qui se tient debout à côté de l'écran joue tous les rôles du film avec une voix différente.
Extrait du livre de François Truffaut « Le cinéma selon Alfred Hitchcock », maintenant édité aux éditions Gallimard.
Pour lire cet article dans sa version originale, il existe des fac- similés compilant d’anciens numéros des Cahiers du cinéma.
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filmfilmmagazine · 9 years
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Mauvais sang  : une histoire filmique par Nathalie Jallade (Vertigo 1,  1987)
Boris tape le poing sur la table. Le cendrier voltige. Plan suivant : gros plan sur l'aquarium où il atterrit dans un bruit mat. Anna s'apprête à traverser la rue, elle pose son pied nu sur le trottoir: "Ouh ! C'est bouillant!" Alex explique : c'est le passage de la comète de Halley qui est la cause de cette chaleur inhabituelle. Anna :"La comète de Halley ? Allez ! ". Pour consoler Anna, Alex fait son numéro: "Tu connais le coup de la pomme?". Il lance une pomme en l'air,elle disparaît hors-champ... C'est un poireau qui retombe... dans le même plan.
Le vol plané du cendrier, dont l'effet comique repose sur un montage choc en deux plans, l'humour de la réplique d'Anna et le jeu phonétique qui la fonde, l'intégration du hors-champ à la scène comme partie prenante de la situation narrative — le "truc" d'Alex, c'est le hors-champ, il n'y en a pas d'autre pour justifier de façon réaliste le "coup de la pomme" — ces moments cinématographiques appartiennent à l'histoire racontée par Mauvais Sang mais ils ne sont pas nécessaires à l'intrigue, ils existent plutôt en dépit d'elle, leur raison d'être est ailleurs : cette générosité du scénario leur permet d'exister pour eux-mêmes, de n'avoir d'autre valeur qu'émotionnelle. Inattendus, ces moments ne peuvent exister que parce qu'ils sont filmés ; d'abord c'est leur appartenance à un film qui leur donne sens, ensuite c'est par la rencontre entre l'histoire, ce qui arrive aux personnages, et la matière cinématographique, ce qui peut se filmer, se monter, qu'ils sont rendus possibles. Carax ne filme pas des événements, il crée de événements filmiques. L'enjeu est toujours replacé au point de rencontre entre narration et filmage, dans l'attention à ce que peut faire naître cette rencontre : "du film", pour reprendre l'expression d'Isabelle dans Passion ("c'est pas du film qu'ils font").
C'est bien "du film" que Carax fait, pas seulement du cinéma, pas seulement un film de plus, mais un film qui s'affiche comme tel, qui joue de son statut de film. Mauvais Sang tout entier ressort de cette logique esthétique. Ce n'est pas un hasard si avec Carax on semble soudain redécouvrir ce qu'est un plan : visiblement Mauvais Sang a été construit pour et par le plan qui en est la cellule matrice. C'est la même objectivation du film comme film qui permet à Carax de jouer avec la compréhension du spectateur : il faut plusieurs visions pour appréhender tous les éléments de l'intrigue. Une certitude plane sur la mort de Jean, le père d'Alex : assassinat commandité par l'Américaine ou suicide ? Première scène du film, un quai de métro et l'"accident". Derrière Jean, de dos comme lui, Boris, l'homme de main de l'Américaine, qui n'a encore jamais été vu de face, ni même nommé... Une fois l'identification faite, un doute reste : Boris était là, mais est-ce sur ordre de l'Américaine ou une initiative personnelle ? Le film apparaît comme un objet autonome, objet du désir et objet de plaisir : tout se passe comme si le cinéma était reconnu, assumé, un acquis dont le statut ne pose plus question. Cette objectivation, ce constat purement ontologique qui fonde le film, qui est inscrit dans le film, donne à Mauvais Sang une place particulière dans le cinéma contemporain : enfin un film qui permet de sortir du discours sur la mort du cinéma, l'incertitude de son avenir et autres questions lancinantes, qui en prend même le contre-pied. Mauvais Sang est une histoire filmique et ne cesse de s'auto-désigner comme telle, dans un mouvement qui ne touche pas à la représentation mais à la monstration. A partir de cette donnée de base (un film est un film) Carax peut tout se permettre. Il met dans son film ce qu'il a envie d'y mettre ; ses sources, comme il le dit lui-même, sont émotionnelles, et l'émotion peut venir du cinéma déjà existant comme de la vie, la vie vécue, la vie rêvée. Le jeu des "références", dont on a reproché à Mauvais Sang d'être truffé, se donne à lire dans cette objectivité là. Tout est sur le même plan, les résurgences du cinéma d'avant Carax comme les inventions du cinéma de Carax sont présentes dans le film au même titre, motivées par le même désir, et pour la même raison : parce que le cinéma existe.
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filmfilmmagazine · 9 years
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L’hélice et l'Idée par Eric Rohmer (Cahiers du Cinéma 96, 1959)
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« Lui-même, par lui-même, avec lui- même, homogène, éternel.» PLATON.
On eût aisément pardonné à Alfred Hitchcock de faire succéder à l'austère Wrong Man une œuvre plus riante, du moins plus accessible aux foules. Telle fut peut-être son intention, lorsqu'il décida de porter à l'écran le roman de Boileau et Narcejac « D'entre les morts ». Or l'ésotérisme de Vertigo rebuta, dit-on, l'Amérique. En revanche la critique française semble lui faire un accueil des plus chauds. Voila Hitchcock mis par nos confrères en la place où nous l'avions toujours installé. Et nous voila, du même coup, privés de l'agréable soin de pourvoir à sa défense.
Inutile donc de chercher ailleurs la jauge de son génie. Hitch est assez illustre pour ne mériter d'autre comparaison qu'avec lui-même. Si j'ai placé en exergue à cette critique une phrase de Platon, qu'on peut lire inscrite par Edgar Poe en tête de « Morelia », dont l'argument, par certain point, ressemble à celui de Vertigo, ce n'est pas que j 'entende égaler notre cinéaste à l'auteur du Parménide ni même à celui des Histoires Extraordinaires, mais simplement proposer une clef capable, à mon idée, d'ouvrir plus de portes que d'autres. Tant pis si elle parait un peu prétentieuse. Il ne s'agit point de faire d'Hitchcock un métaphysicien. De la métaphysique, le commentateur est seul responsable, mais enfin il la croit commode et point inutile.
Vertigo m'apparaît donc comme le troisième volet d'un triptyque dont les deux premiers étaient constitués par Fenêtre sur cour et l'Homme qui en savait trop. Ces trois films sont des films d'architecture. D'abord par l'abondance que nous rencontrons, en tous trois, de motifs architecturaux, au sens propre du terme. Ici, toute la première demi-heure est même une sorte de documentaire sur le décor urbain de San Francisco. La toile de fond nous est fournie par un certain nombre de demeures style 1900 sur lesquels l'objectif de la caméra aime à se reposer, de la même façon qu'elle s'était reposée jadis, dans La Main au collet, sur les sites de la Côte d'Azur. Leur raison d'être immédiate, pragmatique, est qu'elles créent une impression de dépaysement dans le temps. Elles symbolisent ce passé vers lequel se tournent les regards du détective, en même temps que ceux de la folle supposée.
Nous retrouverons, au cours du film, une autre architecture plus ancienne, celle d'un monastère espagnol du XVIIIe siècle et lié, cette fois-ci, très directement, par la tour qui le surmonte, au thème majeur de l'histoire, le vertige. Et nous voici menés un degré plus avant dans l'analogie avec les deux films cités. En chacun d'eux, les héros sont victimes d'une paralysie relative au déplacement dans certain milieu. Dans Fenêtre sur cour, il s'agit, pour le reporter, de l'immobilité forcée, le milieu étant l'espace. Dans l'Homme qui en savait trop, le médecin et sa femme, conformément au titre, connaissent trop l'avenir, mais en même temps trop peu : leur paralysie est l'ignorance, le champ d'exercice n'est plus l'espace, mais le temps. Dans ce film-ci, le détective, encore interprété par James Stewart (et qui, corseté, lance un clin d'œil au photographe de Fenêtre sur cour) est victime, lui aussi, d'une paralysie, à savoir le vertige. Le milieu, cette fois-ci, est constitué par le temps, mais non plus celui du pressentiment, orienté vers l'avenir. Dirigé au contraire vers le passé : le temps de la réminiscence.
Comme les deux autres Vertigo est un film de pur « suspense », c'est-à-dire de construction. Le ressort de l'action ne sera plus constitué par la marche des passions ou quelque tragique moral (comme dans Under Capricorn, I confess ou The Wrong Man), mais par un processus abstrait, mécanique, artificiel, extérieur, du moins en apparence. Dans ces trois films, ce n'est pas l'homme qui constitue l'élément moteur. Ce n'est pas non plus le destin, au sens où on l'entend depuis les Grecs, mais la forme même de ces êtres formels qui sont l'Espace et le Temps. On ergotera, bien sûr, à l'infini pour savoir s'il y a ou non du « suspense » chez Hitchcock. Au sens le plus général du terme, pouvoir de tenir le spectateur en haleine, nous affirmerons que toujours, il y en a et ici plus encore qu'ailleurs bien que la clef policière (par quoi se ferme le roman) nous soit livrée une demi-heure avant la fin. On savait déjà que ce n'était pas sur les arcanes d'une machination policière, si savante fût-elle, que s'ouvraient les portes secrètes d'Hitchcock. L'important est que, toujours, nous voulions savoir et savoir de plus en plus à mesure qu'on nous livre plus de vérité, c'est que la solution de l'énigme ne fasse pas éclater comme une bulle de savon la masse de l'intrigue qui, jusqu'au dernier moment, s'était appliquée à faire boule de neige (reproche qu'on aurait pu faire par exemple à La Main au collet). Ici le suspense est à double effet : non seulement il sensibilise l'avenir, mais revalorise le passé. Car le passé, ce n'est point, ici cette masse d'inconnu qu'un auteur de droit divin tient en réserve et qui, mise à jour, saura débrouiller tous les nœuds. Nous voyons qu'il ne fait que les resserrer plus encore par sa résurgence. A mesure que se dissipent les brumes de l'histoire, apparaît une nouvelle figure que nous ne connaissions pas en tant que telle, mais qui fût toujours présente. Cette Madeleine crue vraie, et pourtant jamais vraiment connue, vrai fantôme en tout cas, puisqu'elle n'existait que dans l'esprit du détective, qu'elle n'était qu'une idée.
Tout comme Fenêtre sur cour et L'Homme qui en savait trop, Vertigo est donc une sorte de parabole de la connaissance. Dans le premier, le photographe tournait le dos au vrai soleil (entendez la vie) et ne voyait que des ombres sur la paroi de la caverne (l'arrière- cour). Dans le second, le médecin trop confiant dans la déduction policière ratait aussi son but, là où réussissait l'intuition féminine. Ici, le détective fascine dès le début par le passé (figuré par le portrait de Carlotta Valdès à laquelle la fausse Madeleine prétend s'identifier) sera continuellement renvoyé d'une apparence à une apparence : amoureux non d'une femme, mais de l'idée d'une femme. Mais, en même temps, de même que dans les deux autres morceaux de la trilogie, outre cette signification intellectuelle (j'entends relative à la connaissance), nous pouvons en distinguer une autre, morale. Stewart, encore ici, n 'est point seulement malheureux et dupe mais coupable, « faussement coupable » pour employer la terminologie hitchcockienne, c'est-à-dire bien plutôt faussement innocent. Il est accusé par un tribunal d'être responsable par sa maladresse de la mort de la femme. Mais s'il n'a point le moins du monde causé celle de Madeleine, il sera bel et bien, cette fois-ci par sa perspicacité et son adresse retrouvées, responsable de la mort de Judy, faussement accusée par lui de complicité.
En employant le terme de « parabole », je ne veux point taxer Vertigo de sécheresse ni d'irréalisme. Cela n'a rien d'un conte. Tout au plus discerne-t-on deçà delà, comme dans tous les films d'Hitchcock, ces petites entorses à la vraisemblance — disons ce mépris pour certaines « justifications » — qui naguère eurent don de tant chagriner certains. Si Vertigo est baigné d'une atmosphère féerique, la brume, le halo sont dans l'esprit du héros, non de l'auteur et cela ne brime en rien le réalisme ordinaire du ton. Admirons, au contraire, l'art avec lequel le cinéaste crée cette impression de fantastique par les moyens les plus indirects et les plus discrets, combien surtout il lui répugne, dans un sujet voisin de celui des Diaboliques, de jouer le moindre instant sur nos nerfs. L'impression d'étrangeté est produite non par l'hyperbole, mais par l'atténuation : ainsi la première partie est-elle presque toute entière filmée en plans généraux. L'épisode satirique de diversion (les rapports entre le détective et la modéliste) est traité avec un humour non moins discret et interdit que nos pieds, à nul moment, ne quittent terre. La présence de ces à-côtés familiers n'obéit point au seul jeu des compensations : elle nous aide à mieux comprendre le personnage, elle nous rend sa folie plus familière, elle fait qu'elle n'est point folie, mais certaine déviation de l'esprit humain, esprit dont la nature est peut-être de tourner en cercle. Tout le passage où Stewart se transforme en Pygmalion est admirable, au point que nous en perdons presque le fil de l'histoire, attentifs à suivre les efforts de cet homme pour costumer une femme en ce qu'il croit qu'elle est, jusqu'au moment où nous nous apercevons que c'est là l'histoire même. Toute la profondeur d'Hitchcock est dans la forme, c'est-à-dire dans le « rendu ». Comme le regard d'Ingrid Bergman dans Under Capricorn, ce démaquillage — qui n'est en fait qu'un maquillage — se donne à voir et non pas à raconter.
Enfin, dans ce film silencieux et glacé, plus encore que le baiser brûlant entre le détective et celle qu'il essaie en vain de faire ressurgir d'entre les morts, le haletant speech final de Stewart introduit une dimension jusque-là curieusement absente de cette histoire d'amour, celle de la passion. Ce n'est point péroraison rhétorique, mais bien passage au discours ainsi que le monologue de Bergman dans Under Capricorn. Peu importe que cet éclat vienne si tard, puisque dans ce film, traversé par un double courant, futur et passé échangent incessamment leurs positions. Tout le film, sous la lueur de ce vibrant acte d'accusation, prendra une coloration nouvelle : ce qui était en sommeil s'éveillera et ce qui était en vie mourra du même coup et le héros, triomphant du vertige, mais pour rien, ne trouvera de nouveau que le vide à ses pieds.
Il y a bien sur d'autres rapprochements à faire que celui que j'ai suggéré avec deux des films joués par James Stewart. Qu'on m'en permette encore un autre, avec Strangers on a train cette fois-ci. On sait combien ce dernier devait, non seulement en rigueur, mais en lyrisme à la présence obsédante d'un double motif géométrique, celui de la droite et celui du cercle, Ici, la figure — le générique de Saul Bass nous la dessine — est celle de la spirale ou plus exactement de l'hélicoïde. Droite et cercle se marient par le truchement d'une troisième dimension : la profondeur. A proprement parler, nous ne trouverons que deux spirales matériellement figurées dans tout le film, celle de la mèche descendante sur la nuque de Madeleine, copie de celle de Carlotta Valdès, et n'oublions pas que c'est elle qui éveille le désir du détective, puis celle de l'escalier montant à la tour. Pour le reste, l'hélice sera idéale, suggérée par son cylindre de révolution, représenté, lui, soit par le champ de vision de Stewart qui suit Novak en automobile, soit par la voute des arbres au-dessus de la route, soit par le tronc des séquoias, soit par ce corridor que mentionne Madeleine et que Scottie retrouvera en rêve (un rêve dont, je l'avoue, les schémas clinquants détonnent avec la grâce sobre des paysages vrais) et bien d'autres motifs qui ne pourront être décelés qu'après plusieurs visions. La coupe du séquoia millénaire et le travelling tournant (en fait, c'est le sujet qui pivote) autour du baiser appartiennent encore à la même famille d'idées. Famille vaste et qui compte beaucoup de parents par alliance. La géométrie est une chose, l'art une autre. Il ne s'agit point de retrouver une spirale dans chacun des plans dece film, comme ces têtes d'hommes qu'on propose en devinette dans des dessins de frondaisons, ni même comme les croix de Scarface (gageure magnifiquement tenue, mais gageure néanmoins). Il faut que cette mathématique laisse la porte libre à la liberté. Poésie et géométrie loin de se briser voguent de conserve. Nous y cheminons dans l'espace de la même manière que nous y cheminons dans le temps et que cheminent aussi nos pensées et celles des personnages. Ce ne sont que coups de sonde, ou plus exactement coups de vrille vers le passé. Tout fait cercle, mais la boucle ne se boucle pas, la révolution nous conduit toujours un peu plus profond dans la réminiscence. Les ombres succèdent aux ombres, les simulacres aux simulacres, non point comme les cloisons qui s'escamotent ou des miroirs à l'infini reflétés, mais par une espèce de mouvement plus inquiétant encore, parce que sans solution de continuité et qui possède à la fois la mollesse du cercle et le tranchant de la droite. Idées et formes suivent la même route, et c'est parce que la forme est pure, belle, rigoureuse, étonnamment riche et libre qu'on peut dire que les films d'Hitchcock, et Vertigo au premier chef, ont pour objets — outre ceux dont ils savent captiver nos sens — les Idées, au sens noble, platonicien, du terme.
Eric ROHMER
Pour lire cet article dans sa version originale, il existe des fac- similés compilant d'anciens numéros des Cahiers du cinéma.
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filmfilmmagazine · 9 years
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Entretien avec Eric Rohmer par Serge Kaganski (Les Inrocks, 1996)
Maniant le paradoxe et les concepts avec la dextérité pédagogique du brillant professeur de lettres qu'il fut, l'auteur des Comédies et proverbes raconte le bouillonnement cinéphilique de l'après-guerre, réhabilite Marcel Carné, étaie son admiration pour le carré magique Hawks-Hitchcock-Renoir-Rossellini. Et redéfinit l'idée essentielle de « la beauté spécifique du cinéma ».
Je n'ai pas été cinéphile dès l'enfance. Je n'étais pas un enfant qui allait beaucoup au cinéma, contrairement à certains de mes contemporains ou collègues des Cahiers, qui avaient sucé le lait du cinéma pratiquement dès le berceau. J'ai commencé par voir des muets, des films de forains. Il y avait encore du cinéma sur la place publique : les forains arrivaient en ville, installaient un banc circulaire, un peu comme au cirque, et projetaient la nuit… Je n'avais jamais été à la mer, et mon premier souvenir frappant de cinéma fut une vue de la mer. J'ai sans doute vu aussi des Pathé-Baby, des Charlot, des burlesques… Un jour, au lycée, on a eu comme sujet de dissertation "Préférez-vous le théâtre ou le cinéma ?" J'ai répondu que je préférais nettement le théâtre : Racine, Corneille, Molière, c'était quand même mieux que le cinéma qui montrait des énergumènes grimpant sur des gratte-ciel (allusion au comique Harold Lloyd).
A quel moment vous êtes-vous intéressé de plus près au cinéma ?
Quand j'étais étudiant à Paris. Là, je fréquentais souvent la salle des Ursulines : ils passaient du cinéma de répertoire et leur programme changeait tous les jours. J'ai pu y découvrir tout un pan du cinéma nouveau pour moi, essentiellement des films anciens parlants, des années 30. L'Opéra de quat'sous de Pabst m'avait particulièrement marqué ­ peut-être à cause de son aspect théâtral. Voyez, je n'étais pas encore complètement converti au cinéma ! Et puis j'ai vu un film qui venait de sortir et qui m'a beaucoup plu : Quai des brumes de Marcel Carné. Je suis resté fidèle à Quai des brumes, je continue à défendre ce film contre certaines attaques dont il est, ou a été, l'objet.
Quel est le cinéaste que vous placez au-dessus de tout ?
Renoir. Mais je trouve actuellement Carné et René Clair trop méprisés. Au début, ils ont connu la gloire, furent considérés comme les plus grands cinéastes français. En revanche, le succès de Renoir s'est limité à certains milieux connaisseurs, alors que c'était le plus grand de tous. Mais Clair et Carné ont ensuite connu une espèce de disgrâce, comme s'ils payaient le contrecoup de leur renommée. René Clair a réalisé quelques films essentiels dans l'histoire du cinéma français : Sous les toits de Paris, 14 juillet, A nous la liberté… On parle peu d'A nous la liberté, et pourtant Chaplin s'en est inspiré dans Les Temps modernes. Et Quai des brumes est peut-être le film qui m'a vraiment fait entrer en contact avec le cinéma. Ensuite, pendant la guerre, j'ai vu les quelques films qu'il fallait voir à l'époque, comme L'Eternel retour. Mais mon grand choc fut, après la guerre, la découverte du cinéma muet à la Cinémathèque. Je me suis mis à la fréquenter assidûment : on y passait beaucoup de muets, c'est avec eux que j'ai fait mes armes. Je pense que ce qui manque le plus aux cinéastes actuels, c'est une fréquentation régulière du muet. Et n'en déplaise à tous ceux qui ne retiennent chez moi que les dialogues, je me considère comme un cinéaste muet. Et je peux le prouver. D'une part, le cinéma muet est un cinéma de dialogues, il contient énormément de titres et d'intertitres. La parole y joue un rôle important : on ne l'entend pas, certes, mais on la lit. D'autre part, pendant le montage, j'ai souvent l'occasion de voir mes films sans le son et je pense qu'ils tiennent le coup ainsi. L'essentiel n'est pas de suivre l'histoire mais de s'intéresser à ce que font les personnages. Et dans mes films, les gens sont intéressants à voir, même sans la parole : il suffirait de quelques intertitres pour qu'on comprenne tout.
Comment avez-vous vécu le déferlement du cinéma américain après-guerre ?
A cette époque, j'étais professeur dans une institution. Un de mes élèves, très débrouillard, récupérait des copies de film destinées au pilon. Le ciné-club de cette institution passait donc énormément de films américains des années 30 ­ des comédies, des McCarey, etc. J'étais le présentateur de ce ciné-club et c'était mon premier contact avec la critique de cinéma. On avait un questionnaire et le spectateur qui répondait juste gagnait une entrée gratuite. Il y avait un jeune garçon qui répondait à toutes les questions, un incollable, qui débarquait de sa Normandie : c'était Rivette. C'est également là que j'ai connu Godard, qui n'était pas tellement participant, et Chabrol. Rivette a écrit un article remarquable dans le bulletin du ciné-club où il défendait les positions qu'il tient toujours actuellement ­ il attaquait notamment le cinéma de montage de façon encore plus violente que Bazin. Et depuis, il est toujours resté fidèle à ce cinéma de "plan large". C'est dans ce ciné-club que j'ai connu la future bande des Cahiers sauf Truffaut, dont j'ai fait la connaissance au Festival du film maudit à Biarritz, en 49. Ce festival était organisé par la défunte Revue du cinéma, c'est-à-dire André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze, Alexandre Astruc. Moi-même, grâce à mon premier grand article, "Le Cinéma, art de l'espace", j'étais invité parmi les professionnels et faisais partie du comité du Festival. En 51, c'est un exploitant de salles, Leonard Keigel, qui a financé la création des Cahiers du cinéma.
La critique était-elle marquée par les courants de pensée de l'après-guerre, la phénoménologie, les formalistes russes, etc. ?
A cette époque, on se gardait de faire de la philosophie, on essayait de se démarquer des universitaires. Sous un pseudonyme, Bazin a écrit dans les Cahiers un article assez sévère contre la phénoménologie. Mais en même temps, il a intitulé son premier article "Ontologie de l'image cinématographique". Il est donc certain que le courant de pensée dominant de ces années-là était la phénoménologie. A des titres divers, nous avions tous fait des études de philosophie. En ce qui me concerne, la phénoménologie, Heidegger, Alain, toutes ces influences se sont mêlées. Deux grands penseurs français contemporains nous ont également marqués : Sartre et Malraux, qui était plutôt hégélien qu'existentialiste. Nous étions donc dans une tradition de pensée qu'on pourrait appeler la philosophie des essences, qui irait de Platon jusqu'à Heidegger, en passant par Hegel. Même des gens qui ne faisaient pas partie de notre groupe d'origine, comme Truffaut, ont été marqués par ce courant. Quand Truffaut parle de la politique des auteurs, c'est finalement une attitude transcendantale, idéaliste ­ ce n'est pas une conception scientifique mais une conception philosophique, fondée sur l'a priori. Cela dit, malgré cette influence, notre génération a eu une attitude radicalement différente, inspirée des sciences humaines ­ aussi bien de la psychanalyse que de la linguistique. Pour résumer, il y a eu deux grandes époques, deux grands courants de pensée dans les Cahiers : la revue est passée d'une philosophie des essences à un courant beaucoup plus scientifique, de l'ontologie aux sciences expérimentales ­ sémiologie, psychanalyse.
Contrairement à la critique dominante fondée sur des critères politiques et sociaux, vous vous inscriviez dans une grille esthétique, s'appuyant sur diverses traditions philosophiques. Est-ce pour cette raison que les meilleures plumes se sont cristallisées aux Cahiers ?
Il y avait avant tout une raison purement matérielle : les Cahiers étaient la seule revue vraiment professionnelle. Les autres étaient plutôt des feuilles de chou, des bricolages ronéotypés. Les Cahiers avaient du beau papier, des belles photos, etc. D'autre part, il y avait déjà des noms aux Cahiers,­ Bazin était même connu à l'étranger. Tout cela a fait qu'on avait envie de venir aux Cahiers : ce n'était pas une revue de petits débutants. Mais ce n'était pas si facile, notre tirage était très faible. Notre rayonnement n'était pas du tout proportionnel à notre tirage et à nos ventes. Peut-être les Cahiers étaient-ils fauchés dans les kiosques, ou bien on se les passait de main en main.
Les cinéastes sur lesquels vous avez créé votre appareil critique étaient Renoir, Hawks, Hitchcock, Rossellini. Parmi ceux-là, Hitchcock semble un intrus.
Il y avait plusieurs tendances au sein même des Cahiers. Ceux qui défendaient plutôt un cinéma politique : Doniol-Valcroze, Pierre Kast. Bazin était plutôt un chrétien de gauche, tendance Esprit. Et nous,­ moi, Rivette, Godard, Douchet, Chabrol ­, on nous a souvent accusés d'être de droite car, par réaction, on ne voulait pas parler de politique : on défendait des films que d'autres considéraient comme réactionnaires. Le formalisme, l'esthétique étaient considérés comme des valeurs bourgeoises. Pourtant, parfois, nos idées étaient proches de celles de Bazin : il dominait un peu tout le monde,­ une sorte de grand conciliateur. C'était un grand admirateur de Renoir et de Rossellini : sur ce point, nous étions tout à fait d'accord avec lui. Par contre, nous étions en désaccord sur le cinéma américain. Il aimait ce qu'il appelait "la profondeur dans la superficialité" du cinéma américain, du western… Il considérait Hitchcock ou Hawks comme des cinéastes superficiels, ne pensait pas qu'ils étaient profonds comme Renoir ou Rossellini pouvaient l'être. Nous, nous pensions que ces cinéastes américains étaient aussi directement profonds que Renoir. Du coup, Bazin nous a qualifiés d'hitchcocko-hawksiens.
Mais Hitchcock, cinéaste de la manipulation reine, n'est-il pas à l'opposé de l'ontologie hawksienne ou rossellinienne ?
Pour nous, ce qui rapproche Hitchcock, Hawks, Rossellini, c'est la mise en scène, la spécificité cinématographique. Pour moi, il ne s'agit pas d'une spécificité des moyens, mais des fins. C'est-à-dire, chez les uns et les autres, la découverte d'une beauté spécifiquement cinématographique ­ incomparable avec les autres. La beauté d'un film d'Hitchcock ou d'Hawks n'a rien à voir avec celle des autres arts : entre un roman policier et un film d'Hitchcock, il y a la même différence qu'entre une note de musique et un tableau. Or, beaucoup de gens, quand ils voient un film d'Hitchcock ou d'Hawks, le regardent et le pensent comme ils liraient un roman policier. J'aime beaucoup les romans de Chandler, mais un film d'Hawks n'est pas du tout un simple Chandler filmé, c'est autre chose : l'oeuvre de Chandler et l'oeuvre d'Hawks ne proposent pas la même idée du monde, ce n'est pas la même révélation d'une certaine beauté spécifique. D'une façon plus précise, ce que j'aimais chez tous ces cinéastes, c'était qu'ils créaient des formes et non pas de la forme. Ce n'était pas des cinéastes formalistes : chez eux, la forme n'était pas dissociée du contenu. Chez Hitchcock, il y avait une pensée constante de mise en scène en fonction d'un schéma temporel ou spatial : une dialectique de la ligne droite et du cercle dans L'Inconnu du Nord-Express, une construction hélicoïdale dans Vertigo. Ces schémas n'étaient pas artificiellement plaqués, ils correspondaient à la structure de l'histoire, à la pensée des personnages… Voilà pourquoi j'aimais Hitchcock. Et je retrouvais cette pensée de mise en scène et cette beauté spécifiquement cinématographique chez Hawks, Keaton, Renoir ou Rossellini.
Vous avez commencé à tourner votre premier court métrage en 1950, ce qui faisait de vous le premier de l'équipe des Cahiers à devenir metteur en scène. Ce passage derrière la caméra a-t-il modifié votre réflexion critique ?
C'est la spécificité de notre école, celle de la Nouvelle Vague : nous avions envie de faire du cinéma avant même d'en parler. On se sentait un peu artistes, un peu frères des cinéastes, on n'était pas uniquement spectateurs. Toutes mes idées sur le cinéma me sont venues lorsque j'étais spectateur, et la pratique du cinéma ne m'a strictement rien appris dans ce domaine. Nous avons appris le cinéma non pas en écrivant dessus, mais en le regardant. Le fait de voir des films muets nous a appris beaucoup de choses, mais nous n'avons pas pour autant appliqué de théorie. Nous nous sommes très vite affranchis de nos maîtres.
Est-ce parce que, dans votre cas, vous faites plus référence à la littérature et à la peinture qu'au cinéma lui-même ?
Je crois. Ma mise en scène est très spontanée, aléatoire et dictée par les circonstances, le décor et les acteurs. Par le possible, pour donner un terme plus générique. Je ne peux donc pas me référer à quelque chose qui existe et qui aurait été tourné dans des conditions différentes. Truffaut disait, si je me souviens bien, "Quand je fais un plan et que je ne sais pas très bien que faire, je pense à quelque chose qu'aurait fait Hitchcock."Cela ne m'est jamais venu à l'idée. Lorsque je fais un plan, je pense à l'endroit où va être la caméra en fonction du relief ou de la physionomie de l'acteur.
Vous étiez plus âgé que Truffaut, Godard ou Chabrol. Cela vous conférait-il une autorité morale sur le groupe des Cahiers ?
Ce qui m'a conféré une autorité morale, c'est d'avoir écrit des articles comme "Le Cinéma, art de l'espace" dans La Revue du cinéma, alors que les autres n'avaient pas vraiment écrit d'article. J'avais écrit aux Cahiers un article qui s'appelait "Vanité de la peinture" ; Rivette s'est imposé avec un article sur Rossellini, puis un sur Hawks intitulé "Génie d'Howard Hawks". Il fallait s'imposer par des articles de fond, montrer qu'on avait une théorie du cinéma et ne pas se contenter de faire une petite critique au jour le jour. Truffaut s'est imposé avec un article beaucoup plus journalistique et moins philosophique : "Une Certaine tendance du cinéma français".
Croyez-vous qu'à travers cet article Truffaut avait des visées stratégiques ?
Nous aimions bien nous comparer à des stratèges. On disait "Il faut s'emparer du cinéma." D'ailleurs, on a réussi.
Il y avait une volonté chez vous, chez Godard ou chez Truffaut de mettre au point des outils théoriques spécifiques à la critique de cinéma, qui ne seraient pas seulement empruntés à la philosophie ou à la critique littéraire.
C'était ça. On se méfiait des littéraires et des philosophes. J'avais essayé à un certain moment de faire le vide de toutes les références, de toutes les façons de penser que j'avais apprises. On a tenté d'avoir un regard neuf sur le cinéma. Cela explique pourquoi on n'a pas été compris tout de suite : on n'avait pas tout à fait les mêmes critères que les autres.
Dans les Cahiers, vous signez au début vos articles de votre vrai nom : Maurice Scherer. D'où vient le pseudonyme de Rohmer ?
C'est une anagramme. Je voulais depuis longtemps prendre un pseudonyme pour des tas de raisons. J'étais à ce moment-là professeur, je ne voulais pas créer de confusion. J'ai fini par préférer mon pseudonyme. Mes camarades qui avaient pris un pseudonyme, comme Godard, ne l'ont pas gardé par la suite.
Vous avez été rédacteur en chef des Cahiers. Comment héritait-on d'une telle fonction ? Fallait-il en passer par des batailles de pouvoir pour y accéder ?
Doniol a commencé à faire des films, et Bazin était déjà malade. Il fallait quelqu'un pour remplacer Lo Duca et j'ai été désigné. Le problème a été de trouver de nouveaux collaborateurs, ce qui a été très difficile. C'est l'une des raisons pour lesquelles je suis parti. Il ne s'agissait pas du tout d'une querelle entre conservateurs et progressistes,­ c'est plus complexe. A ce moment-là, les anciens des Cahiers partaient car ils n'avaient plus envie d'écrire, moi y compris. Je venais de faire Le Signe du lion. Les jeunes qui venaient, à savoir, Fieschi, Comolli, Narboni,­ écrivaient des articles considérés par beaucoup comme très obscurs, peu journalistiques et illisibles. La Nouvelle Vague commençait à être attaquée, nous étions en 61-62, et Truffaut aurait voulu une revue plus combative. Beaucoup de personnes avaient cette attitude critique vis-à-vis de la Nouvelle Vague : Douchet, Comolli, Barbet Schroeder, la tendance macmahonienne. Toutes ces courants ne représentaient pas tellement la ligne Truffaut. J'ai ouvert les Cahiers à ces jeunes gens, tout en les critiquant d'ailleurs. C'est même Rivette qui m'a encouragé à passer un article de Mourlet très anti-Cahiers. Rossellini, Hawks, Hitchcock, Bresson étaient attaqués. Je pensais que les Cahiers devaient être une revue dans laquelle les idées puissent s'exprimer. La mission des gens de la Nouvelle Vague aux Cahiers était finie et il fallait autre chose. Cette ouverture m'a été reprochée, je suis parti et Rivette m'a remplacé.
Dans votre série d'articles intitulée "Le Celluloïd et le marbre", une des idées fortes était que le cinéma prenait le relais des autres arts parce que, selon vous, la peinture était à bout de souffle, la littérature aussi, alors que le cinéma était lui en plein essor. Ecririez-vous la même chose aujourd'hui
C'était vrai à cette époque-là, mais je ne sais pas si ça l'est maintenant. Je ne peux pas être juge et partie. Je ne connais pas assez les autres arts, mais il semble qu'ils sommeillent beaucoup. Je suis quand même moins mélancolique que certains de mes collègues. Mais je ne peux plus faire de futurologie, je ne suis plus à l'âge où l'on regarde l'avenir. Je ne serai pas là au XXIe siècle, je n'ai donc pas envie de voir ce qui se passera. Quand j'avais 20 ou 30 ans, je sentais que je pouvais intervenir dans cette fin du XXe siècle. Je ne peux plus juger de manière péremptoire comme je le faisais autrefois, et je ne suis plus tellement au courant de ce qui se passe. Les seuls films que je vois en salle sont ceux de mes camarades. Je vois les autres quelques années plus tard. Je suis comme beaucoup de cinéastes, lorsqu'ils prennent de l'âge, ils deviennent moins curieux. Jean Cocteau a été très curieux jusqu'à sa mort : je ne suis pas de cette espèce.
Serge Kaganski et Blumenfe
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filmfilmmagazine · 9 years
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La Promesse, rencontre avec les frères Dardenne par Serge Kaganski (Les Inrocks, 1996)
Voyage au pays de Tintin à la rencontre de Luc & Jean-Pierre Dardenne, réalisateurs "nouveaux venus" de 40 ans. Disciples du metteur en scène engagé Armand Gatti, les frères Dardenne ont déjà réalisé depuis vingt ans des vidéo-reportages dans les cités ouvrières, des documentaires sur la Résistance en Wallonie ou sur la grève générale belge de 1960, et deux films de fiction. Si l’on découvre seulement aujourd’hui leur formidable Promesse, on peut voir ce film comme l’aboutissement d’une patiente démarche artistique, éthique et politique.
Ce jour-là, il fait beau sur Liège. La douceur du soleil d’octobre évoque plus volontiers un après-midi champêtre à Moulinsart que l’enfer industriel de grisaille, de pluie et de fumée qui suinte dans La Promesse, troisième long métrage de Luc et Jean-Pierre Dardenne et véritable coup de maître. Dès la fin de la projection de ce thriller ancré dans le terreau documentaire, de ce mélodrame social tendu comme un polar et sec comme un coup de trique, on était convaincus : il fallait absolument rencontrer les auteurs à l’oeuvre derrière cette merveille brute, deux frères belges non répertoriés sur notre cartographie de cinéphiles parisiens et parfois aveugles.
En compulsant leur biographie dans le train Paris/Liège, en découvrant les deux hommes dans leurs bureaux en bord de Meuse, on allait de surprise en surprise. En effet, les Dardenne ne sont plus des perdreaux de l’année. Affichant chacun plus de 40 ans au compteur, ils ont surtout plus de vingt ans d’activités diverses dans le monde merveilleux des images, qu’elles soient d’essence documentaire ou fictionnelle, de format vidéo, 16 ou 35 mm. Sur La Promesse, on ne pourra donc pas ressortir le coup de la "révélation" ou de "l’éclosion", mais parler plutôt du premier accomplissement d’une démarche ayant eu le temps d’évoluer et de mûrir.
Les Dardenne ont commencé dans la vie comme des gamins typiques de la Belgique d’après-guerre, grandissant dans un village de la banlieue de Liège, entre Tintin, Spirou et la paroisse locale. Dans ce décor vaguement étouffant, le cinéma est encore un monde lointain et inaccessible. "Il y avait une petite revue qui circulait dans tous les milieux catholiques belges, Les Amis du film, qui distribuait des cotes aux films, des cotes assez délirantes. Robin des bois était interdit aux enfants ! Notre père appliquait ces conseils stricto sensu ! Il surveillait vraiment ce qu’on pouvait voir ou ne pas voir. Quand on était mômes, le cinéma était un exploit. Après, ça a évolué…" Chez ces gens-là, monsieur, on ne va pas au ciné, monsieur, on prie. Dans ce désert cinéphilique, les petits frangins grappillent quelques péplums ou films d’aventures inoffensifs programmés çà et là dans la salle paroissiale.
Heureusement, grâce à un voisin fou d’électronique, l’un des seuls du village à posséder un poste de télé, leurs rapports avec le cinéma s’intensifient quelque peu. "Il recevait déjà deux ou trois chaînes, raconte Luc Dardenne, alors qu’il n’y en avait qu’une ! Moi, c’est surtout là que j’ai vu des films. Je me souviens d’un Bresson, parce que des images m’ont frappé, sans comprendre vraiment le sens ou le style de Bresson,­ on était trop jeunes." Jean-Pierre se souvient aussi que leur père n’était quand même pas complètement mauvais bougre : s’il suivait les conseils de l’Office catholique, il se rattrapait par sa passion pour Jacques Tati : "A chaque réunion de famille, il racontait les films de Jacques Tati, que nous n’avions jamais vus ! Plus tard, on était contents de découvrir enfin Tati de visu. La première fois, j’ai contrôlé tous les gags pour vérifier s’ils correspondaient avec ce que disait notre père. Et c’était effectivement assez ressemblant."
Vers l’âge de 17 ans, Jean-Pierre fait une première rencontre importante : un prof d’esthétique passionné de cinéma, un de ces passeurs anonymes que l’on a parfois la chance de croiser et qui vous ouvrent les portes d’un monde insoupçonné. Jean-Pierre découvre le cinéma d’auteur européen, Truffaut, Godard, Bresson… Quand on a 17 ans, des films comme Mouchette provoquent des chocs esthétiques assez radicaux, même s’ils ne sont pas tout de suite assimilés. "La première fois que j’ai vu un Fellini, c’était 8 et demi, je n’ai rien compris. Comme la première fois qu’on lit Faulkner. A 17 ans, on n’est pas forcément préparé à ce genre d’expérience. En même temps, je me suis dit que ce n’est pas parce que je ne comprenais pas que ce n’était pas intéressant."
Après le lycée, Jean-Pierre décide de partir à Bruxelles pour devenir acteur de théâtre :­ "un événement dans notre famille", selon Luc. Dans son école, il fait une nouvelle rencontre, décisive : Armand Gatti est venu donner quelques cours et, surtout, monter une pièce avec les étudiants. Gatti emmène une quinzaine d’élèves dans un local à la campagne où ils vivent et travaillent pendant plusieurs mois. Luc vient régulièrement y rendre visite à son aîné, lui apporter du linge et du chocolat pour le consoler de ses longues journées de labeur. A force de le voir aller et venir, Gatti propose à Luc de rejoindre la troupe. Les deux frères se retrouvent et ne se lâcheront plus. Gatti est pour eux un véritable second père, celui avec lequel ils peaufinent leur éducation artistique et politique. Jean-Pierre : "C’est avec Gatti que les choses se sont cristallisées. Avant, c’était le flou total, je n’avais jamais appartenu à aucun groupe. La politique faisait partie des choses dont on ne parlait pas chez nous. Les rapports de l’art avec la vie, la politique, toutes ces grandes choses se sont brassées avec Gatti."
Luc : "Moi, je suivais les cours d’Ernest Mandel, théoricien marxiste, membre de la 4e Internationale. Il enseignait l’économie politique à Liège. Ma conscience politique s’était formée avant la rencontre avec Gatti. Mais pendant la période où on vivait avec lui et le groupe d’étudiants, on menait une vie monacale : tous les soirs, on discutait longuement pendant le dîner ­ on mangeait autour d’une grande table, le comédien André Wims était là… Gatti parlait de ses rencontres avec le Che, de Mao, de la guerre, des camps de concentration, etc. C’était une véritable formation politique, historique et artistique."
Mais avec Gatti, les deux frères pensent surtout théâtre, littérature et politique. Le cinéma n’est pas encore envisagé professionnellement et reste un loisir culturel parallèle, qu’ils essaient quand même de nourrir et de penser. Jean-Pierre : "On dévorait les Cahiers… auxquels on ne comprenait pas grand-chose non plus." Luc : "A un moment donné, j’ai lu plus de choses sur les films que je n’ai vu de films. Je faisais partie d’un mouvement maoïste et on m’avait dit que les Cahiers étaient maoïstes. Alors, je me disais qu’il fallait les lire, ils étaient comme nous. Mais je ne comprenais rien. Surtout qu’ils étaient aussi en pleine période Lacan, structuralisme et tout le bazar. C’était difficile… Je regardais surtout les photos."
Beaucoup plus tard, les Dardenne travailleront sur des films de Gatti et en retiendront une leçon essentielle pour leur future activité de cinéastes : la démystification de la technique. Luc : "Gatti a fait son premier film, L’Enclos, en 1960. Quand on regarde dans l’œilleton de la caméra, il faut pousser avec son œil afin d’ouvrir deux petits volets métalliques et voir ce que filme la caméra. Si on ne pousse pas assez fort, on ne voit rien. Son chef-op disait "Viens voir le plan." Il allait voir et évidemment, pendant trois jours, il n’a rien vu dans l’œilleton ! Et il disait toujours OK au chef-op. Depuis, je me suis toujours dit qu’il ne fallait pas avoir peur de la technique. Quand on débute, avec des équipes expérimentées, c’est quand même impressionnant : ils sont là, ils attendent qu’on dise quelque chose, on ne connaît même pas les termes… Mais je me suis toujours dit que si on sait ce qu’on veut faire et qu’on ne s’attache qu’au résultat, on y arrive quand même. Gatti ne nous a jamais dit "Le cinéma, c’est le rêve, c’est Hollywood", non ; si tu as quelque chose à dire, tu le dis."
A partir de 74, les Dardenne entament leur "période vidéo". Ils tournent avec des moyens ultra-légers des reportages d’intervention dans les villes et quartiers ouvriers, un documentaire sur la Résistance en Wallonie et un autre sur un des meneurs de la grève générale de 60 en Belgique. Mais contrairement aux apparences, leur démarche n’est pas du tout comparable à celle de Godard ou des nombreux collectifs post-soixante-huitards qui envisageaient le cinéma vidéo comme un outil d’intervention sociale et politique, une façon de refuser le cinéma officiel en tant qu’art bourgeois. Les Dardenne sont beaucoup plus innocents : des néophytes, des débutants qui, en choisissant la vidéo, optent essentiellement pour un moyen simple et bon marché de faire des films. Leur conscience politique se situe dans leurs sujets, pas dans leur outil. Jean-Pierre : "Quelqu’un qui a beaucoup pratiqué le cinéma peut dire "Maintenant, je veux faire un cinéma proche du peuple." Nous, on débutait ; le cinéma, on ne savait pas ce que c’était. Avec Gatti, on avait vu que la vidéo avait l’air assez simple à utiliser, juste un micro et une caméra. On s’est dit "Pourquoi pas ? On va dans les cités ouvrières, on filme les gens, on suscite des débats, des rencontres, etc." On a appris sur le tas. La vidéo était une phase d’apprentissage."
Tous ces films ne sont pas distribués commercialement, les frères organisent eux-mêmes leurs projections. Luc : "On avait réuni 70 personnes pour la première projection du Chant du rossignol, notre documentaire sur la résistance en Wallonie. Dedans, il y avait un portrait extraordinaire d’une résistante, Gilberte. Elle était partisan armée, elle devait abattre certains responsables SS. C’était une petite vieille, tout à fait le genre madame Adolphine dans Benoît Brisefer. On la filmait dans Liège, puis elle s’arrêtait pour dire "Voyez, ici j’ai balancé un type dans l’eau !" Et nous, on se disait "Vu son physique, c’est pas possible !" Une émission de télévision s’intéresse au documentaire, en passe vingt-trois minutes à l’antenne, puis le ministère de la Culture leur donne une subvention qui leur permet de respirer un peu. Petit à petit, les Dardenne s’implantent. La terrible ironie est que tout leur travail vidéo a aujourd’hui disparu, les bandes ayant été irrémédiablement détériorées.
A force de faire du documentaire, les frères commencent à tourner en rond, à buter sur le mur de la routine créative. Le besoin de fiction, l’appel de la mise en scène se fait sentir, mais leur sens éthique leur interdit de manipuler leurs documentaires. Finalement, ils se lancent en 86 avec Falsch, adapté d’une pièce de René Kalisky, projet réalisé en grande partie grâce à Bruno Cremer. Luc : "On avait appelé chez lui, il avait décroché par hasard, on s’est présentés timidement, on lui a dit qu’on aimerait travailler avec lui, qu’on lui enverrait un script. Il a dit qu’il le lirait et nous rappellerait. Une semaine après, il a effectivement rappelé. Il aimait bien le script, le fait qu’il avait des dialogues intéressants à jouer. On lui a fait comprendre qu’on avait peu d’argent, qu’on tournerait en quinze jours, la nuit ; il a dit "OK, mais ne le répétez pas à mon agent, il va me prendre pour un fou." Et Cremer a été formidable, pas du tout ramenard, très généreux, nous donnant un tas de conseils, à nous comme aux autres acteurs. On expliquait le personnage à Cremer et il disait "J’m'en fous, j’ai lu le script. Faites gaffe au plan. Je dois être dans le plan, pas avant, pas après."
De leur second film, Je pense à vous (1992), les Dardenne ne veulent retenir que quelques rares moments ­ dont leur collaboration avec Jean Gruault, scénariste de Resnais et Truffaut. Pour le reste, c’est un mauvais souvenir, un projet gâché par les pressions des commanditaires, les compromis artistiques, un film qui selon eux ressemble plus à une illustration de scénario qu’à une véritable mise en scène. Les Dardenne se font assassiner par la critique belge. Du coup, ils s’enferment pour écrire La Promesse, fermement décidés à tirer les leçons de leurs erreurs et à ne plus céder un pouce de terrain artistique. Quand on voit le résultat, on se dit a posteriori que l’expérience difficile du second film était finalement profitable.
Le sujet et les situations de La Promesse étaient casse-gueule ? Les Dardenne ne tombent dans aucun piège. Le film pouvait s’enliser dans les bons sentiments ou le pathos ? Jamais on ne le surprend à quémander la moindre larme. Le risque de juger les personnages, de s’apitoyer sur leur sort ? La Promesse file droit et digne, sans jamais dicter les émotions au spectateur. Un film réaliste à la Zola ? Plutôt un thriller tendu à se rompre. Ce qui frappe, c’est la maestria avec laquelle les Dardenne stylisent leur mise en scène pour échapper au naturalisme. Luc : "On se disait que les personnages étaient comme des animaux qui, dans la jungle, sentent ceux qu’ils vont manger ou ceux qui pourraient les manger ­ et la caméra devait être comme un animal qui guette." Jean-Pierre : "C’est un cinéma qui a un rapport avec le réel, mais ce qu’il faut, c’est que le réel apparaisse à travers les personnages et ce qu’ils font. Sinon, le réel les aurait écrasés et ceux-ci ne s’en seraient pas remis. Et on ne s’est pas laissé enfermer par les décors qui sont de véritables caricatures de l’industrie, on n’a pas refait les mêmes erreurs que dans nos précédents films."
La Promesse brosse l’une des plus intenses relations père/fils vues au cinéma, organisant un flux quasiment palpable d’amour et de haine, de fusion et de rivalité : un combat titanesque entre un père dévorant son fils et un fils confronté à la situation de "tuer le père". Les relations entre les personnages et la mise en scène se rejoignent pour créer un sentiment permanent de danger et d’instabilité, un monde où les choses ne sont jamais posées, ou présupposées, plaçant le spectateur dans une position d’alerte rare. C’est ainsi que La Promesse se distingue du vulgatum televisum, de tous ces reportages tournés caméra à l’épaule mais qui ne savent plus regarder, incapables de rendre le réel présent et crucial pour le spectateur. De ce point de vue, le film sonne un peu comme une revanche, rappelant que le cinéma peut détenir une force, une netteté et une éthique de regard que la télévision n’aura jamais. Jean-Pierre : "On devait faire une émission qui s’appelle Courant d’air, ce qui veut bien dire ce que ça veut dire. La fille nous dit qu’elle a trouvé une idée géniale, elle nous emmène en voiture et on arrive dans un endroit de Bruxelles où tous les émigrés qui ont un statut illégal sont en attente de papiers ou de reconduite à la frontière. Et elle nous dit "Voilà mon idée : je vais vous mettre là-devant, avec eux derrière." On lui a dit "On ne fera pas ça, on n’est pas au zoo devant la cage."Elle ne comprenait pas, en fait elle pensait que notre film était comme l’émission Strip-tease, c’est horrible… Le pire, c’est que je suis sûr qu’elle ne se rendait même pas compte. On ne sait plus voir, plus discerner."
Luc : "Et la base de Strip-tease, c’est que les gens se disent qu’ils ne font pas partie de ces gens-là, ces paumés. Souvent, Strip-tease, c’est quand même une caricature de la vie sociale. Même si parfois ils dénoncent des choses justes, les gens sont mis dans des cages et c’est un peu la foire aux monstres. C’est comme ce jeu dont on a tiré le film On achève bien les chevaux, jeu qui a été inventé en Allemagne dans les années 30, où tu avais les chômeurs et les miséreux, avec les bourgeois qui se relayaient pour les voir et faire des paris. Je trouve qu’avec les médias d’aujourd’hui, c’est un peu la même chose, on regarde ces gens qui n’ont rien à dire, qui redoublent leur misère par une misère de langage, du geste, de références."
Arrive le moment de prendre congé. Les Dardenne ont un emploi du temps chargé : Festival de New York, séjour à Paris, promo française, promo belge… C’est que La Promesse est leur premier film "international". Mais quand on leur serre une dernière louche, on sent bien qu’à 40 ans et des poussières, ce n’est pas ce genre de succès qui va bouleverser leur vie ou leur ligne éthique. A Liège, il faisait beau ce jour-là.
Serge Kaganski
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10 Screenwriting tips by Billy Wilder (Conversation With Wilder by Cameron Crowe, 1999)
1: The audience is fickle.
2: Grab ‘em by the throat and never let ‘em go. 3: Develop a clean line of action for your leading character. 4: Know where you’re going. 5: The more subtle and elegant you are in hiding your plot points, the better you are as a writer. 6: If you have a problem with the third act, the real problem is in the first act. 7: A tip from Lubitsch: Let the audience add up two plus two. They’ll love you forever. 8: In doing voice-overs, be careful not to describe what the audience already sees. Add to what they’re seeing. 9: The event that occurs at the second act curtain triggers the end of the movie. 10: The third act must build, build, build in tempo and action until the last event, and then — that’s it. Don’t hang around.
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