Tumgik
#découragementàvivre
abridurif · 2 months
Text
Ce grand découragement à vivre, ma mère le traversait chaque jour. Parfois il durait, parfois il disparaissait avec la nuit. J’ai eu cette chance d’avoir une mère désespérée d’un désespoir si pur que même le bonheur de la vie, si vif soit-il, quelquefois, n’arrivait pas à l’en distraire tout à fait. Ce que j’ignorai toujours c’est le genre de faits concrets qui la faisaient chaque jour nous quitter de la sorte. Cette fois-là, peut-être est-ce cette bêtise qu’elle vient de faire, cette maison qu’elle vient d’acheter – celle de la photographie – dont nous n’avions nul besoin et cela quand mon père était déjà très malade, si près de mourir, à quelques mois. Ou peut-être vient-elle d’apprendre qu’elle est malade à son tour de cette maladie dont lui va mourir ? Les dates coïncident. Ce que j’ignore comme elle devait l’ignorer, c’est la nature des évidences qui la traversaient et qui faisaient ce découragement lui apparaître. Était-ce la mort de mon père déjà présente, ou celle du jour ? La mise en doute de ce mariage ? de ce mari ? de ces enfants ? ou celle plus générale de tout cet avoir ? C’était chaque jour. De cela je suis sûre. Ça devait être brutal. À un moment donné de chaque jour ce désespoir se montrait. Et puis suivait l’impossibilité d’avancer encore, ou le sommeil, ou quelquefois rien, ou quelquefois au contraire les achats de maisons, les déménagements, ou quelquefois aussi cette humeur-là, seulement cette humeur, cet accablement ou quelquefois, une reine, tout ce qu’on lui demandait, tout ce qu’on lui offrait, cette maison sur le Petit Lac, sans raison aucune, mon père déjà mourant, ou ce chapeau à bords plats, parce que la petite le voulait tant, ou ces chaussures lamés or idem. Ou rien, ou dormir, mourir. Marguerite Duras, L’Amant, Les Éditions de Minuit, 1984, p. 22-23
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