Prémices de la vaccination en Chine
Pour lutter contre la variole, les premiers tests de « vaccination » ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s dĂšs le IVe siĂšcle en Chine. Ce sont les dĂ©buts de ce que lâon appelle alors la variolisation.
La maladie Ă©pidĂ©mique qui est la mieux associĂ©e Ă lâhistoire de la vaccination est la variole qui sĂ©vissait des siĂšcles avant notre Ăšre en Asie et en Afrique et qui fut bien identifiĂ©e en Chine au IVe siĂšcle. Cette maladie virale trĂšs contagieuse est probablement bien plus ancienne puisquâon en trouve des sĂ©quelles sur les momies Ă©gyptiennes. Les colons europĂ©ens ont largement contribuĂ© Ă sa diffusion : entre le XVe et le XVIIIe siĂšcle, ils lâont introduite en AmĂ©rique avec des effets dĂ©vastateurs sur une population locale qui nây avait jamais Ă©tĂ© confrontĂ©e. On prĂ©tend mĂȘme que la variole a Ă©tĂ© instrumentalisĂ©e comme arme de guerre par les conquistadors espagnols dans leur lutte contre les AztĂšques et les Incas (1).
DĂšs la premiĂšre description de la variole en Chine, Ă©merge lâidĂ©e que la maladie est moins grave chez les sujets qui en ont Ă©tĂ© victimes une premiĂšre fois sans en mourir. Il faut cependant attendre le XVe siĂšcle pour que lâidĂ©e dâune protection grĂące Ă un premier contact non mortel avec la maladie aboutisse Ă des essais de prĂ©vention. La « variolisation » apparaĂźt Ă cette Ă©poque dans la mĂ©decine chinoise. Elle consiste Ă utiliser des croĂ»tes de lĂ©sions varioleuses que lâont fait inhaler aux sujets Ă protĂ©ger, ou Ă leur faire porter des vĂȘtements de malades. Les rĂ©sultats sont mitigĂ©s, mais beaucoup de ceux qui survivent au traitement sont effectivement protĂ©gĂ©s de la maladie : les statistiques nâexistent pas Ă lâĂ©poque, on juge sans doute que la « variolisation » apportait plus de bĂ©nĂ©fices que de risques car elle fut poursuivie et exportĂ©e. Pourtant, il existe des rĂ©ticences de certains mĂ©decins Ă la pratique de la variolisation.
Au XVIIIe siĂšcle, la variole a gagnĂ© lâEurope provoquant de grandes Ă©pidĂ©mies sur tout le continent (15 000 morts Ă Paris en 1719, 20 000 morts Ă Marseille en 1723). La technique de variolisation avait voyagĂ© depuis la Chine vers lâInde, et les Tartares lâavaient enseignĂ©e aux Turcs. Elle est reprise Ă Constantinople oĂč lâon inocule du liquide de pustules aprĂšs scarification cutanĂ©e. En 1717, Lady Mary Wortley Montagu, lâĂ©pouse de lâambassadeur dâAngleterre Ă Constantinople, dĂ©crit dans ses Turkish letters, la technique de variolisation pratiquĂ©e par les Ottomans. Elle fait « varioliser » dâabord son fils, puis de retour Ă Londres, sa fille. La technique se rĂ©pand en Europe Ă partir dâAngleterre. Cette vaccination primitive prĂ©sente des risques qui seraient aujourdâhui inacceptables. En effet, la variolisation se fait dâhomme Ă homme et on transmet parfois la vraie maladie dont le patient meurt, ou dâautres maladies comme la syphilis. Cependant, malgrĂ© des statistiques rudimentaires, on juge le traitement risquĂ© mais globalement bĂ©nĂ©fique sur lâĂ©volution des Ă©pidĂ©mies. LâidĂ©e se fait jour que ce traitement nâest pas seulement une protection individuelle mais une protection collective limitant lâimpact des Ă©pidĂ©mies.
En France, Louis XV contracte dans son enfance une maladie ressemblant Ă la variole (la « petite vĂ©role flottante »). Pourtant, il meurt de la variole en 1774 alors quâaucune Ă©pidĂ©mie ne sĂ©vit Ă ce moment lĂ . Louis XVI prend lâinitiative de se faire varioliser avec ses deux frĂšres malgrĂ© lâopposition gĂ©nĂ©rale des autoritĂ©s ecclĂ©siastiques et de la Cour. En revanche, dans dâautres Cours dâEurope, notamment en Angleterre et en Autriche, la pratique de la variolisation est rĂ©pandue. Marie-Antoinette a Ă©tĂ© variolisĂ©e Ă Vienne bien avant dâarriver en France.
DĂšs le XVIIIe siĂšcle, les « anti-vaccins » existent dĂ©jĂ . Les « sages » espagnols sâopposent Ă la variolisation sous prĂ©texte que les hommes ne peuvent pas aller contre les maladies et la mort, prĂ©vues et prescrites par Dieu. On a beau arguer que Dieu a aussi prĂ©vu que les hommes inventeraient la variolisation, rien nây fait et, aujourdâhui encore, le rejet des vaccins est largement portĂ© par certaines croyances religieuses. LâĂ©crivaine Mary Wortley de Montagu elle-mĂȘme pressent un autre obstacle Ă la mise en Ćuvre de cette pratique en Occident lorsquâelle Ă©crit : « JâĂ©crirais Ă nos mĂ©decins de Londres si je les croyais assez gĂ©nĂ©reux pour sacrifier leur intĂ©rĂȘt particulier Ă celui de lâhumanitĂ© ; mais je craindrais, au contraire, de mâexposer Ă leur ressentiment, qui est dangereux, si jâentreprenais de leur enlever le revenu quâils tirent de la petite vĂ©role. Mais, Ă mon retour en Angleterre, jâaurai peut-ĂȘtre assez de zĂšle pour leur dĂ©clarer la guerre » (2). Pourtant, tant bien que mal, la variolisation, et avec elle lâidĂ©e du principe de la vaccination, finit par sâimplanter en Europe.
Habituellement la variolisation est pratiquĂ©e par voie intradermique alors que la contamination naturelle se fait par voie respiratoire, lâintroduction du virus par voie intradermique laissant le temps au systĂšme immunitaire de rĂ©pondre efficacement. MalgrĂ© tout, la maladie peut apparaĂźtre environ une fois sur 200 variolisations, avec 25 Ă 40 % de mortalitĂ©. De plus, les sujets variolisĂ©s restent contagieux et peuvent propager la variole pendant une Ă trois semaines, alors mĂȘme quâils sont exempts de la maladie. Il est nĂ©cessaire de les isoler. Dans les annĂ©es 1760, la technique est fortement amĂ©liorĂ©e en ajoutant un antiseptique qui diminue la charge virale de lâinoculation. Et quelques annĂ©es plus tard, une nouvelle Ă©tape va ĂȘtre franchie, toujours en Angleterre, par le mĂ©decin Edward Jenner.
(1) Patrick Berche, Une histoire des microbes, John Libbey Eurotext, coll. « Sélection médecine sciences », Montrouge 2007
(2) Oeuvres complĂštes de Voltaire, Tome V Furne, p 274, Libraire Editeur, Paris 1835
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Virginie Despentes : « Cette histoire de fĂ©minitĂ©, câest de lâarnaque »
Extraits dâun article du monde publiĂ© le 9 juillet 2019Â
Je ne serais pas arrivĂ©e lĂ siâŠ
Si je nâavais pas arrĂȘtĂ© de boire Ă 30 ans. Je me sens formidablement chanceuse de lâavoir dĂ©cidĂ© assez tĂŽt. Et dâavoir vite compris que ça nâallait pas avec tout ce que jâavais alors envie de faire. Lâalcool a probablement Ă©tĂ© une des dĂ©fonces les plus intĂ©ressantes et les plus importantes de ma vie. Mais il mâaurait Ă©tĂ© impossible dâĂ©crire King Kong thĂ©orie et tous mes derniers livres si je nâavais pas arrĂȘtĂ©. Et si je me sens aussi bien aujourdâhui, Ă 48 ans, disons, beaucoup plus en harmonie, et dans quelque chose de plus doux, de plus calme, de trĂšs agrĂ©able Ă vivre â ce que jâappelle lâembourgeoisement â je sais que câest liĂ© Ă cette dĂ©cision.
La vie, câest comme traverser plusieurs pays. Et ce pays dans lequel je vis depuis plusieurs annĂ©es, il nâa Ă©tĂ© accessible que par une rĂ©flexion, une discipline et un effort par rapport Ă la dĂ©pendance envers les drogues douces, et particuliĂšrement lâalcool. Je suis favorable Ă la lĂ©galisation de toutes les drogues. Mais ce nâest pas parce que câest lĂ©gal que câest anodin. Les gens ne sâen rendent pas compte et nâont aucune idĂ©e de la difficultĂ© Ă arrĂȘter. Jâai donc lâintention de mâattaquer Ă ce sujet pour mon prochain livre.
Quand avez-vous commencé à boire ?
La premiĂšre fois, jâavais 12 ans, je mâen souviens parfaitement. CâĂ©tait Ă un mariage Ă Nancy, en 1982. Jâai bu un verre et je suis tombĂ©e en arriĂšre en pensant : « Waouh ! Quel truc ! Ăa sâouvre Ă moi ! » Et je suis tombĂ©e amoureuse de lâalcool. Vraiment amoureuse.
Pour la griserie quâil procure ?
Oui. Jâavais trouvĂ© ma substance. Et trĂšs vite, adolescente, jâai eu une pratique de lâalcool trĂšs sociale, dans les bars, les fĂȘtes, les bandes de copains. En fait, tout ce que je faisais Ă lâextĂ©rieur de chez moi, jâai appris Ă le faire avec lâalcool et, entre 13 et 28 ans, avec un vrai plaisir, un vrai enthousiasme, une vraie fĂ©rocitĂ©. Dans mes lectures, jâai trouvĂ© beaucoup dâamis buveurs. Des tas dâĂ©crivains ont une histoire dâamour avec lâalcool et truffent leurs livres de beuveries Ă©piques. Jâai donc Ă©tĂ© une jeune personne qui a bu de façon totalement assumĂ©e et heureuse trĂšs longtemps.
Et puis Ă 28 ans, jâai eu un dĂ©clic. Ăa ne collait pas avec le fait de devenir auteur. Ces dĂ©jeuners dont je ressortais incapable de faire quelque chose du reste de la journĂ©e. Ou ces inconnus avec lesquels je crĂ©ais soudainement des rapports intimes, et dĂ©placĂ©s, parce que jâĂ©tais complĂštement bourrĂ©eâŠ
Vous nâaviez plus le contrĂŽle.
Non. Et je me rendais compte que jâĂ©tais incapable de confronter une situation sociale sans boire. Et comme il y a de lâalcool partout en France⊠Alors, aidĂ©e par mes agendas oĂč je note tout, jâai commencĂ© Ă me demander si les beuveries de la derniĂšre annĂ©e avaient valu le coup. Deux ans avant, jâaurais rĂ©pondu : oui, câĂ©tait gĂ©nial. Mais lĂ , jâĂ©tais bien obligĂ©e de rĂ©pondre que non. Que la plupart du temps, jâavais fait ou dit des choses qui mâavaient mise mal Ă lâaise le lendemain. Et que le nombre de fois oĂč je mâĂ©tais rĂ©veillĂ©e en me disant « pfffttt⊠» Ă©tait considĂ©rable.
Je devais faire quelque chose. Mais câest trĂšs compliquĂ© ! Câest pas « boire ou ne pas boire ». Câest un mode de vie qui est en jeu. Et un personnage, jusquâalors dĂ©fini par lâalcool, quâil faut complĂštement rĂ©inventer. Jâai dĂ©couvert Ă 30 ans que jâĂ©tais timide par exemple. Je ne le savais pas.
Vous vous ĂȘtes fait aider ?
Jâai surtout rencontrĂ© quelquâun qui a arrĂȘtĂ© de boire en mĂȘme temps que moi. Et on a rĂ©appris Ă faire les choses, une par une. Sortir, dĂźner, aller au concert. Tout Ă©tait Ă rĂ©inventer. Et on sâest aidĂ© mutuellement. Impossible de flancher quand on a engagĂ© sa responsabilitĂ© vis-Ă -vis de lâautre. Et puis quand on est clean, on a la chance de pouvoir dĂ©briefer et dâanalyser les choses, en rentrant Ă la maison.
En y repensant, je pense que ça mâa aussi permis de progresser en rĂ©flĂ©chissant Ă ce que câest dâĂ©crire, et aussi pourquoi ça gĂ©nĂšre une telle angoisse. Ăa fait 25 ans que jâĂ©cris et lâangoisse est toujours lĂ . Jâai simplement fini par accepter que câest un Ă©lĂ©ment du paysage et quâelle nâempĂȘchera pas le livre dâaboutir. Mais il faut en passer par ces Ă©tapes oĂč on est absolument convaincu quâon nây arrivera pas, que le livre est nul et quâon nâĂ©crira plus jamais.
Est-ce un sentiment trÚs partagé par vos confrÚres écrivains ?
Bien sĂ»r. Mais je me demande si cette conversation sur lâangoisse dâĂ©crire, je ne lâai pas plus frĂ©quemment avec les femmes. Je ne sais pas si câest parce quâelles confessent plus facilement leurs moments de vulnĂ©rabilitĂ© ou si un inconscient collectif nous rend plus sujettes Ă lâangoisse de sâautoriser Ă Ă©crire et publier. Ce serait intĂ©ressant de sâinterroger lĂ -dessus. Sâautoriser Ă publier, câest un truc trĂšs viril en vĂ©ritĂ©. Raconter des histoires et lâHistoire a Ă©tĂ© une prĂ©rogative masculine pendant des siĂšcles et des siĂšcles. Nous hĂ©ritons de ça. Et au fond, nous transgressons beaucoup plus que nous le pensons.
La transgression dâune femme bĂ»cheronne est Ă©vidente. Celle de la femme Ă©crivain ne lâest pas, et pourtant⊠Ce nâest dâailleurs pas un hasard sâil y a eu tant de discussions sur lâopportunitĂ© de fĂ©miniser le mot. Personne ne sâest roulĂ© par terre quand on a parlĂ© de factrice. Mais que de hurlements quand on a dit Ă©crivaine, auteure ou autrice ! Comme si on affrontait encore un problĂšme de lĂ©gitimitĂ©.
Vous avez toujours Ă©crit ?
Ah oui ! Toujours ! DĂšs que jâai lu La Comtesse de SĂ©gur, jâai commencĂ© Ă Ă©crire des histoires dialoguĂ©es de petites filles. Câest mĂȘme lâun des rares moments dâencouragement de ma mĂšre. Je me souviens de lui montrer une histoire, Ă©crite sur un grand cahier, et de la voir un peu bluffĂ©e. Pour une fois, jâavais lâimpression dâavoir fait un truc bien.
Et puis surtout jâĂ©crivais des lettres. A tout le monde. Mes cousines, des filles de lâĂ©cole⊠Jâavais une activitĂ© Ă©pistolaire dingue. Je recevais une lettre et je rĂ©pondais dans la journĂ©e. Jâavais un tel bonheur Ă recevoir du courrier. Et jâai continuĂ© lorsque je suis arrivĂ©e Ă Paris Ă 24 ans. JâĂ©crivais des lettres de dix, douze pages et en recevais de magnifiques, qui racontaient lâĂ©poque. Jâai hĂ©las tout jetĂ©.
Vous Ă©tiez donc une enfant trĂšs sociable.
Oui. TrĂšs ouverte sur les autres et le monde extĂ©rieur. TrĂšs en demande : « Quâest-ce que tu vas mâapporter de merveilleux et dâincroyable aujourdâhui ? Quâest-ce que tu lis ? Quâest-ce que tu penses ? Quâest-ce que tu connais et que je ne connais pas encore ? » Convaincue que le monde recĂ©lait des tas de choses gĂ©niales que je devais vite dĂ©couvrir. Jâaimais bien lâĂ©cole, jâĂ©tais mĂȘme dĂ©lĂ©guĂ©e de classe, mais je piaffais.
Pourquoi alors cet internement en institution psychiatrique Ă 15 ans ?
JâĂ©tais une petite bombe, avec une envie de vivre gĂ©niale mais incontrĂŽlable. Jâavais lâimpression que le monde mâappelait avec une telle urgence quâil Ă©tait inimaginable que je reste chez moi. Je ne pouvais pas rater un concert Ă Paris pour lequel jâavais prĂ©vu de partir en stop. Je ne pouvais pas rater un festival prĂ©vu en Allemagne. Impossible.
Je me souviens parfaitement de ma chambre dâado et de cette brĂ»lure au ventre : « Laissez-moi sortir ! » Câest dehors que ça se passait. Dehors que mâattendait lâaventure. Jâavais 15 ans, quoi ! LâĂąge oĂč chaque rencontre te modifie, chaque dĂ©couverte te bouleverse. Un squat en Allemagne ? Waouh ! Encore un monde qui sâouvre.
Avec lâĂąge, je comprends le dĂ©sarroi de mes parents, cette peur qui les a conduits Ă me boucler. Câest un sujet dont je ne reparle pas avec eux, mais si câĂ©tait Ă refaire je sais quâils ne le referaient pas. Ce qui me frappe, câest quâon nâaurait jamais enfermĂ© un jeune garçon qui, comme moi, marchait bien Ă lâĂ©cole et nâavait aucun problĂšme de sociabilitĂ©. On boucle plus facilement les filles. On lâa toujours fait. Dans des couvents, dans des Ă©coles. Pour les contenir. Ăa nâa bien sĂ»r rien rĂ©solu.
En rentrant, comme on mâavait dit que si jâavais mon bac et un concours pour une Ă©cole je pourrais partir, eh bien je les ai eus. Et Ă 17 ans pile, toute seule, jâai dĂ©barquĂ© Ă Lyon. Avec un bonheur de vivre et dâapprendre.
Et câest Ă 17 ans, aprĂšs une virĂ©e Ă Londres, que vous ĂȘtes violĂ©e en rentrant en auto-stop.
Oui. Câest dâune violence inouĂŻe. Mais je vais faire comme la plupart des femmes Ă lâĂ©poque : le dĂ©ni. Parce quâon est en 1986, avant Internet, et je ne sais pas que nous sommes nombreuses Ă vivre ça. Je crois que je fais partie de lâexception, des 0,0001 % des filles qui nâont pas eu de chance. Et quâau fond, puisque jâai survĂ©cu, câest que jâai la peau dure et que je ne suis pas plus traumatisĂ©e que ça. Alors autant se taire et aller de lâavant. Comme ces millions de femmes Ă qui on dit, depuis des siĂšcles : si ça tâarrive, dĂ©merde-toi et nâen parle pas.
Les choses sont diffĂ©rentes en 2017. En cliquant sur le Web, tu comprends que ça arrive tout le temps, que câest mĂȘme un acte fĂ©dĂ©rateur qui connecte toutes les classes sociales, dâĂąges, de caractĂšres. Tu lis mĂȘme que Madonna a osĂ© raconter avoir Ă©tĂ© violĂ©e, Ă 16 ans. Eh bien je tâassure que cette prise de parole est une rĂ©volution et quâelle mâaurait bien aidĂ©e Ă lâĂ©poque.
Quelles ont été, pensez-vous, les conséquences sur votre vie ?
Qui aurais-je Ă©tĂ© sans ça ? Câest une question que je me pose souvent et je ne sais pas quoi rĂ©pondre. Puis-je me dire, trente ans aprĂšs, que câest passĂ© ? Ou bien est-ce quâon reste toute sa vie quelquâun qui a Ă©tĂ© violĂ© ? Ce qui est sĂ»r, câest que câest obsĂ©dant. Que jây reviens tout le temps. Et que ça me constitue. Le viol est prĂ©sent dans presque tous mes romans, nouvelles, chansons, films. Je nây peux rien.
« Jâimagine toujours pouvoir un jour en finir avec ça. Liquider lâĂ©vĂ©nement, le vider, lâĂ©puiser. Impossible. Il est fondateur », Ă©crivez-vous, en 2007, dans King Kong thĂ©orie.
Oui. Il est au cĆur de ce livre que je nâai pas Ă©crit lĂ©gĂšrement. Car tu nâes pas heureuse dâĂ©crire lĂ -dessus. Et tu ne sais pas si, Ă sa sortie, tu seras insultĂ©e ou lynchĂ©e. Tu tâattends au pire et tu te sens samouraĂŻ. Mais tu sais que câest important. Comme une mission. Presque un appel. Alors tu y vas. Et le lien que ce livre a crĂ©Ă© avec les lecteurs est absolument magnifique.
Les premiĂšres annĂ©es Ă Lyon se passent autour de la musique â le rock alternatif â et dans une incroyable libertĂ©.
Totale ! Je vis en bande, punk parmi les punks les plus affreux. Accessoires cloutĂ©s, cheveux courts, teintures de toutes les couleurs. On se dĂ©place de ville en ville pour les concerts, les municipalitĂ©s nâaiment pas nous voir traĂźner sur les places et on passe souvent la nuit au poste. Je lis beaucoup, jâĂ©cris des nouvelles, jâai une Ă©nergie folle, de la tendresse pour les personnages de mon groupe et chaque fin dâannĂ©e, je me dis : « Quelle merveille ! Tous ces gens que je rencontre ! Tout ce que jâapprends ! »
Il y a bien sur des galĂšres, une mise en danger, mais jâai cette chance de connaĂźtre un de ces rares moments dans la vie oĂč tu vis sans contraintes et sans concessions.
Parmi les jobs que vous enchaĂźnez au fil des ans â notamment autour du disque â il en est un qui est loin dâĂȘtre anodinâŠ
La prostitution occasionnelle. Pendant deux ans. Et grĂące au Minitel. IdĂ©al pour gagner 4 000 francs en deux jours. Net dâimpĂŽts. Un smic.
Nâaviez-vous pas lâimpression de franchir un tabou suprĂȘme ?
Beaucoup moins quâen faisant ma premiĂšre tĂ©lĂ©. La sensation de perte de puretĂ©, de vente de mon intimitĂ©, ce fut aprĂšs une interview sur Canal+, pour parler de mon premier livre, Baise-moi. Des inconnus me reconnaissaient le lendemain dans la rue, je ne mâappartenais plus tout Ă fait et perdais lâanonymat si prĂ©cieux de Paris.
Mais avec mon premier client, franchement pas. JâĂ©tais tellement Ă©patĂ©e de gagner tant dâargent en une demi-heure ! TerminĂ© mon boulot Ă la con chez Auchan ! Et le cĂŽtĂ© « fille de mauvaise vie » nâeffrayait pas la jeune punk que jâĂ©tais. Et puis faut dire la vĂ©ritĂ© : Ă cette Ă©poque, jâĂ©tais trĂšs intĂ©ressĂ©e par les garçons et par le sexe. Ce nâĂ©tait pas comme si jâavais eu trois histoires dans ma vie. Je trouvais ça gĂ©nial de coucher avec tout le monde. Point. Alors il a suffi de mâaffubler dâune jupe courte et de hauts talons et je suis rentrĂ©e dans ce boulot avec une vraie facilitĂ©.
Ăa sâest dĂ©gradĂ© plus tard, quand je suis arrivĂ©e Ă Paris oĂč jâavais moins de repĂšres et oĂč lâarrivĂ©e des putes russes â blanches et sublimes â a bouleversĂ© le marchĂ©.
Quâest-ce que cela vous a appris ?
Vachement de choses. Et bizarrement, ça mâa rendu les garçons plutĂŽt sympathiques, presque touchants â câest la chance de nâavoir pas fait ce mĂ©tier longtemps. Je voyais plutĂŽt leur vulnĂ©rabilitĂ© et leur dĂ©tresse. Et je pense que ces mecs se comportaient plutĂŽt mieux avec une prostituĂ©e quâavec une fille rencontrĂ©e dans un bar.
Vous avez écrit que cette expérience a été une étape cruciale de reconstruction aprÚs le viol.
Je le crois. Ăa revalorise incontestablement. Ce sexe nâavait donc pas perdu de valeur puisque je pouvais le vendre, trĂšs cher, et de nombreuses fois. Ăa me redonnait un pouvoir : câest moi, cette fois, qui dĂ©cidais de mon corps, et en tirait un avantage. Ce nâest certainement pas un hasard si jâai Ă©crit Baise-moi Ă ce moment-lĂ et si jâai voulu quâil soit publiĂ©. CâĂ©tait un signe de puissance. Je sortais du groupe et je reprenais la parole.
Est-ce Ă ce moment-lĂ que vous vous interrogez sur ce quâest vraiment la fĂ©minitĂ© ?
Non, jâai toujours rĂ©flĂ©chi à ça puisque ça nâa jamais Ă©tĂ© pour moi une Ă©vidence. Ma mĂšre est fĂ©ministe et jâai lu trĂšs tĂŽt Ă ce sujet. Je savais que ça ne tombe pas du ciel comme le Saint-Esprit et que câest une construction. Mes rĂ©ponses ont Ă©voluĂ© dans le temps, en termes de look. Et plus le temps passait, plus je me disais : quelle histoire compliquĂ©e ! Et plus ma colĂšre montait sur ce quâon exige des filles au nom de « la fĂ©minitĂ© ».
Une Ă©tude publiĂ©e il y a cinq ans lâexprimait parfaitement. On faisait passer Ă des petits garçons et des petites filles de 5-6 ans un faux casting pour une pub de yaourt. Et sans leur dire, on avait salĂ© le yaourt. Les petits garçons, sans exception, font beurk devant la camĂ©ra, car le yaourt est infect. Les petites filles, elles, font semblant de lâaimer. Elles ont compris quâil faut dâabord penser Ă celui qui les regarde et lui faire plaisir. Eh bien câest exactement cela la fĂ©minitĂ© : ne sois pas spontanĂ©e, pense Ă lâautre avant de penser Ă toi, avale et souris. Tout est dit.
Elle ne peut se résumer à cela !
Non, bien sĂ»r. Et je ne vais pas expliquer Ă des femmes qui se sentent bien dans ce cadre quâelles doivent en sortir. Mais franchement, quand je vois ce quâon exige des femmes, le carcan de rĂšgles et de tenues quâon leur impose, leur slalom pĂ©rilleux sur le dĂ©sir des mecs et la date de pĂ©remption quâelles se prennent dans la gueule Ă 40 ans, je me dis que cette histoire de fĂ©minitĂ©, câest de lâarnaque et de la putasserie. Ni plus ni moins quâun art de la servilitĂ©.
Mais câest si difficile de se soustraire Ă lâĂ©norme propagande ! Jâai fini par en ĂȘtre imprĂ©gnĂ©e, moi aussi. Et en un rĂ©flexe de survie sociale, aprĂšs le scandale du film Baise-moi qui mâa quand mĂȘme torpillĂ©e, jâai tentĂ© de me fondre un peu dans le dĂ©cor. Je suis devenue blonde, jâai arrĂȘtĂ© lâalcool, jâai vĂ©cu en couple avec un homme⊠Et ça a ratĂ©.
Mais alors ? Vous ne seriez pas arrivĂ©e lĂ , Ă cette pĂ©riode heureuse de votre vie oĂč vos livres sont attendus, cĂ©lĂ©brĂ©s, siâŠ
Si, Ă 35 ans, je nâĂ©tais pas devenue lesbienne.
Ce serait un choix ?
Je suis tombĂ©e amoureuse dâune fille. Et sortir de lâhĂ©tĂ©rosexualitĂ© a Ă©tĂ© un Ă©norme soulagement. Je nâĂ©tais sans doute pas une hĂ©tĂ©ro trĂšs douĂ©e au dĂ©part. Il y a quelque chose chez moi qui nâallait pas avec cette fĂ©minitĂ©. En mĂȘme temps, je nâen connais pas beaucoup chez qui câest une rĂ©ussite sur la pĂ©riode dâune vie. Mais lâimpression de changer de planĂšte a Ă©tĂ© fulgurante. Comme si on te mettait la tĂȘte Ă lâenvers en te faisant faire doucement un tour complet. Woufff !
Et câest une sensation gĂ©niale. On mâa retirĂ© 40 kilos dâun coup. Avant, on pouvait tout le temps me signaler comme une meuf qui nâĂ©tait pas assez ci, ou qui Ă©tait trop comme ça. En un Ă©clair le poids sâest envolĂ©. Ăa ne me concerne plus ! LibĂ©rĂ©e de la sĂ©duction hĂ©tĂ©rosexuelle et de ses diktats ! Dâailleurs je ne peux mĂȘme plus lire un magazine fĂ©minin. Plus rien ne me concerne ! Ni la pipe, ni la mode.
Le discours vous semble partout hétéro-normé ?
Partout ! Et je comprends soudain la parole de Monique Wittig : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes. » En effet. Elles ne sont pas au service des hommes dans leur quotidien. Le fĂ©minisme change heureusement les choses, câest une des plus grandes rĂ©volutions quâon ait connues. Mais historiquement, la femme est au foyer, elle est la mĂšre des enfants, le repos du guerrier, son faire-valoir et sa servante. Et il ne faut pas quâelle brille trop.
Cela mâa toujours frappĂ©e de voir que chaque fois quâune femme scientifique, cinĂ©aste, musicienne, Ă©crivaine connaĂźt un grand succĂšs, elle perd son couple ou le met en danger. On plaint son compagnon. Lâinverse est Ă©videmment faux. Un homme qui connaĂźt un Ă©norme succĂšs conserve son couple et se permet des maĂźtresses que sa femme, que lâon trouve chanceuse, a le devoir dâaccepter.
La jalousie peut aussi exister dans un couple homosexuel.
Ăa reste une histoire entre deux personnes, mais il nây a pas de rĂŽle attribuĂ©, rien de prĂ©supposĂ©, rien de normĂ© socialement. Et jâai mĂȘme lâimpression que chacune aime le succĂšs de lâautre. Ton rayonnement, a priori, ne repose pas sur lâidĂ©e que ta meuf tâest infĂ©rieure. Autant lâhĂ©tĂ©rosexualitĂ© peut te tirer vers le bas en tant que crĂ©atrice, autant lâhomosexualitĂ© Ă©panouit la crĂ©ation.
Il nây a plus ce regard nĂ©gatif quâont redoutĂ© beaucoup de femmes cĂ©lĂšbres, artistes ou autres, qui nâont jamais rĂ©vĂ©lĂ© leur homosexualitĂ© ?
Les choses ont bien changĂ©. Et quand on y pense, si le ratio dâhomos ou de bis parmi les crĂ©atrices est beaucoup plus important que dans la vraie vie, câest parce que ça te libĂšre. Ăa te donne une autorisation Ă rĂ©ussir. Ăa ne met pas en danger ton couple. Tu nâas plus de freins. Pour moi, câest un vrai apaisement.
La loi autorisant le mariage gay a-t-elle joué un rÎle dans le changement de regard ?
Je ne souhaite le mariage Ă personne. Mais si tout le monde a les mĂȘmes droits, cela facilite la vie. En participant Ă la derniĂšre Gay Pride qui Ă©tait si joyeuse, et en voyant ces milliers de jeunes gens, je me disais que câĂ©tait la premiĂšre gĂ©nĂ©ration qui pouvait annoncer son homosexualitĂ© Ă ses parents sans quâils pleurent.
Pour les gens de mon Ăąge, lâouting allait de « tragique » à « difficile ». Il y avait toujours un moment oĂč les parents pleuraient. Et câest super dur de faire pleurer tes parents pour ce que tu es. Aujourdâhui, ils peuvent se dire : ça va, tu ne seras pas forcĂ©ment malheureux. Et ils peuvent mĂȘme lâannoncer aux voisins.
« Passé 40 ans, tout le monde ressemble à une ville bombardée » avez-vous écrit quelque part. Vieillir vous fait peur ?
La cinquantaine venant, jâai peur de mourir. Câest la direction. Mais ça va. Câest mĂȘme plutĂŽt cool. En fait, je me sens beaucoup mieux maintenant quâil y a vingt ans. Et il y a des tas de femmes dâĂąge mĂ»r, que jâappelle les « Madames », qui me fascinent et indiquent un joli cap. Je nâai pas de modĂšle, je ne sais pas comment on va inventer ça, vieillir. Mais quand je vois sur scĂšne Marianne Faithfull, mĂȘme avec sa canne, je me dis : « Pas mal ». Et mĂȘme : « Jâadore. » Classe !
Son bien le plus prĂ©cieux est une lettre dans laquelle son pĂšre lui dit quâil est fier dâelle. Avez-vous cette reconnaissance de vos parents ?
On nâest pas proches, mais leur regard sur moi est bienveillant. Je crois quâils sont contents.
Et ça compte ?
Eh bien oui. Un des trucs qui mâa le plus touchĂ©e lorsque jâai reçu le prix Renaudot, câest que ça a fait plaisir Ă mon pĂšre. Ce nâest pas un super loquace. Il nâa pas marchĂ© sur les mains. Mais il lâa exprimĂ©. Et câest vachement important.
Propos recueillis par Annick Cojean
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