M a r o o n (Charles' Version)
M a s t e r l i s t - m i d n i g h t s
Résumé : Depuis l'arrivée de Pedro, c'était toujours eux deux contre le monde. Charles, jeune adolescent ayant fait sa vie dans la campagne italienne, se retrouve bouleversé par l'arrivée d'un citadin de son âge. Très vite, ils créent un lien d'amitié fort, qui bataille contre le temps, si bien que la frontière entre le sexe et l'amitié devient très fine.
Cette nouvelle fait partie d'une collection de nouvelles, la Midnights Collection, qui regroupent des nouvelles de différents styles, inspirées par le dixième album studios de Taylor Swift, Midnights.
TW : scène de sexe explicite, relation de codépendance, relation avec bénéfice
Extrait :
Il ne veut pas s’engager, il me l’a fait bien comprendre. Et c’est censé me convenir. Je vais mener une vie d’auteur, voyager pour présenter mes œuvres, mes premiers livres, faire mes premiers pas dans le monde de la littérature. Une relation ne serait qu’un poids pour moi. Et pourtant, je le sais. Je l’ai su depuis nos retrouvailles. Chaque jour, je me réveille avec ce souvenir de notre nuit, un héritage qu’il m’a légué et dont je me délecte chaque matin. Mais lors de ce matin-là, celui-ci même que je vis, je crains mes sentiments. Ne pas tomber amoureux, une litanie que je me répète depuis Torrazza, depuis mon arrivée en Suisse, depuis toujours. Je ne suis pas fait pour ces relations normées, pour me lier à jamais à quelqu’un.
Pedro est le seul à me faire douter de cette certitude.
Et quand je sors de la douche, que je veille sur lui et son visage tendre, sa peau douce, ses lèvres charnues, écorchées par mes dents, son torse sculpté, ses cils papillonnant, ses cheveux en bataille, et son sourire malin, je me dis :
Putain de merde.
Cette fiction peut aussi être lu sur Wattpad, bonne lecture :)
I wake with your memory, over me. That’s a real fucking legacy to live – Maroon
J’ai fait ma première fois avec mon meilleur ami. Dans la norme, on attend l’instauration d’une relation intime, exclusive, avant de se livrer à la personne aimée. De longs mois d’attente ponctués de stress, de temps passé à imaginer le moment, à chercher des vidéos sur Internet, traversant la frontière de l’éducatif pour découvrir le monde de la pornographie, tout ça pour enfin arriver au moment opportun où, ça y est, on découvre une autre facette de l’autre. Je n’ai pas eu la chance de vivre toutes ces étapes, trop précoce pour cela.
Est-ce un mal ?
Je n’en sais rien.
.*.*.
Il a beau être mon meilleur ami, je suis également le seul. Du moins, je le crois. Sa timidité n’est pour moi qu’un symptôme de son inaccoutumance à la vie campagnarde, celle qu’on partage tous dans cette petite communauté que je considère comme ma famille. Lors des fêtes et des réunions, il m’a poussé hors de mon groupe, m’éloignant de mes confrères avec lesquels j’ai fait les quatre cents coups. Il est nouveau, ma gentillesse m’a poussé à accepter ses caprices. Au départ un fardeau, très vite, j’ai apprécié découvrir cette nouvelle personne, celle-là même qui s’est dévoilé lors d’une soirée.
L’horizon baigne dans la lumière du crépuscule. Nous étions couchés dans les hautes herbes et il a commencé à raconter ses récits de la ville. Il m’a parlé de sa vie citadine, ses anecdotes de gars de la ville. Il m’a parlé de l’absence des étoiles, du brouhaha constant et de la fatigue ambiante qui se lisait sur le visage de chaque passant. Ces choses, que j’ai considérées comme des défauts, se sont embellies à mesure qu’elles sortent de sa bouche, ses yeux azur pétillant à l’évocation de ces qualités.
C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’intéresser davantage à lui, que mon masque de gars sympa a fusionné avec ma peau. Sans le savoir, j’ai attendu quatorze années avant de rencontrer la personne avec qui je partagerai ma première fois.
.*.*.
Deux ans se sont écoulés. Deux années durant lesquelles on s’est invité l’un chez l’autre, et inversement, après les cours. Nos inquiétudes ont évolué au rythme de nos anniversaires, l’heure de la collation troquée par l’anxiété de l’avenir. Nos cours nous ont appris à considérer notre chance, celle de vivre dans ce petit village vallonné de Torrazza, reclus du monde, séparé de la ville la plus proche par trente minutes de route. Et on a grandi, on s’est rendu compte de la petitesse de nos vêtements qui nous allaient encore une semaine auparavant. Nos voix se sont aggravées et le groupe qu’on a fréquenté s’est fragmenté.
Deux parties cohabitent : ceux qui ont connu le goût aphrodisiaque du sexe et ceux qui rêvassent à ce propos. Pedro et moi faisons partie de ce deuxième groupe. Entre deux discussions sur l’avenir s’est glissé le sujet de l’amour. Nos bouches sont vierges de l’altérité et la curiosité adolescente nous a poussé l’un vers l’autre. Alors, il m’a pris par la taille, mon toucher timide, maladroit, posé contre son torse. On ne peut retenir des rires gênés quand l’espace entre nos visages s’est réduit. Je ne me souviens pas de qui a initié le mouvement. Tout ce que je sais, c’est qu’une seconde plus tard, nos lèvres se sont frôlées un premier temps. On s’est regardés, on s’est souri, et on s’est embrassé.
Je ne l’aime pas pour autant. C’est un échangé bref, notre discussion reprise l’instant d’après. Cependant, ma certitude n’est pas aussi assurée quant à l’éveil d’un désir, provoqué par son geste. Après ce baiser, il m’a obnubilé. Dans les couloirs, dans la vallée, il rayonne seul dans mon champ de vision. Il occupe mes rêves, embellit mes cauchemars. Et je vois nos interactions qu’au travers de lunettes teintées de rouge. Un rouge si séduisant, si fort, qu’on le confondrait volontiers avec du bordeaux. J’ai envie de lui, et durant nos nombreuses discussions, Pedro a parsemé des indices sur ses désirs. Mais nous sommes timides, jeunes, couards. On s’est retrouvé, de nombreuses fois, seuls, comme d’habitude. Les occasions de réponses à ses avances ne manquent pas.
Alors, je ne sais pas ce qui a changé ce soir-là.
.*.*.
J’ai goûté au sexe lors d’une soirée. Pedro et moi avons tous les deux seize ans. Je viens de les fêter alors que lui attend encore de souffler ses bougies. L’alcool coule à flots dans cette petite maisonnette. On se trouve à l’étage où un petit cercle s’est formé : une fille et trois garçons. La chambre, un véritable capharnaüm, baigne dans une atmosphère tamisée. Dans le bazar, un vinyle joue une vieille musique italienne. Je me trouve en face de Pedro alors que la fille me passe, du bout de ses doigts écorchés, la peau morte formant un cercle rougeâtre, un joint. J’ai tiré sur le bâtonnet tout en regardant mon camarade. J’ai lu dans ses yeux azur sa perdition, son regard vague fixant le vide, un état dont je me suis habitué depuis son arrivée au village. Et quelque chose m’arrive quand je le vois, un je-ne-sais-quoi qui me prend aux tripes.
Je ne sais pas si l’absence de la fille et du garçon, dont les noms m’échappent désormais, m’ont poussé à m’installer auprès de lui. Je ne sais pas si la lumière, colorée d’une teinte orange tirant sur le rose, dont les reflets dorent la blondeur de mon ami, a rendu sa beauté plus remarquable. Je ne sais pas si son bras qui m’entoure, dont les muscles développés magnifient son corps, m’a donné la confiance nécessaire. Tout ce que je sais, c’est que mes lèvres charnues, gercées par le stress, se sont posé sur les siennes l’instant d’après.
Il n’y a plus de timidité qui tienne. J’ai placé d’un geste violent mes mains sur son visage. Mes pouces creusent ses joues, retiennent ses fossettes et descendent vers son cou où ils se réchauffent. Je sens la pression de ses paumes sur ma taille tandis qu’il me porte un bref instant. Je me suis alors retrouvé assis à califourchon sur ses genoux. Contre ma fesse, je sens quelque chose durcir, le mouvement me chatouille. Une chaleur me prend aux joues quand je le remarque. Mais très vite, la gêne a été balayé lorsqu’il a reposé sa main froide sous mon t-shirt. Mon bas-ventre répond à ses caresses pendant que ses doigts jouent avec mes boucles abondantes.
Ma peau sensible réagit à ses caresses. J’entends mon cœur battre à une cadence que ma tête ne parvient à suivre. J’ai l’impression qu’il va exploser, sensation pareille à celle d’avoir une bombe dans mon torse. J’ignore s’il détonnera, si mon corps supportera ce tempo mortel. Mais, à vrai dire, tout cela m’importe peu. Je me laisse guider par mes désirs, et mes désirs guident ma poigne dans son pantalon.
Ce contact déclenche aussitôt un frisson. Ma main tremble alors que j’empoigne son sexe. Mon pouce, timide, joue avec son gland. Un râle guttural s’évanouit dans mes lèvres tandis qu’il intensifie notre baiser. Très vite, je me débarrasse de mon pantalon gênant. Le froid de l’air passe sur mon prépuce à peine visible, celui-ci se rebellant contre la barrière de mon boxer. À son tour, Pedro enlève son pantalon, et ce que j’ai senti se dévoile enfin. Le tissu, qui ne parvient pas à cacher sa virilité, est mouillé, le rouge assombri par du pré-sperme.
Pendant un court instant, on se regarde dans les yeux. On ignore ce qu’on fait là, dans une chambre en désordre, presque nus. On aurait pu s’arrêter, se rhabiller et poursuivre notre conversation sur je-ne-sais-quel sujet. On aurait pu garder notre relation d’amitié, ne pas risquer de la perdre à cause de plaisirs spontanés. On aurait pu prétendre que rien ne s’est passé, que notre attirance mutuelle s’explique au travers de nos hormones déséquilibrées et du mélange du vin avec des substances dans nos veines. Mais ces hypothèses n’existent plus dès lors qu’on se sourit. On hoche la tête, et on reprend notre affaire.
Mes lèvres se confortent auprès des siennes. Mes mains se baladent sur son corps, chaque parcelle de peau, un trésor insoupçonné. Je troque le contact de ma paume contre celui de ma bouche. Ma langue découvre son cou, la dureté de ses tétons froids, le tracé de ses abdos. Je profite des gémissements que je provoque, découvre l’effet de mes lèvres sur sa peau claire. Puis, j’arrive à son bas-ventre. Quelques poils dépassent de son boxer que j’enlève aussitôt.
Mes yeux admirent la beauté de son sexe oblong, une légère courbe le dressant. Ses testicules pendent au-dessus du sol. Je les prends d’une poigne hardie ce qui enclenche un râle chez mon partenaire. Puis, mon visage s’approche de son érection et je tente un coup de langue. Un goût amer, sans être désagréable, prend d’assaut ma gorge, un choc qui parcourt mon corps jusqu’à ma virilité. La surprise me force un mouvement de recul. Encore prisonnière de mon boxer, Pedro délivre ma verge à son tour, ses mains la frottant.
Ce sont des mouvements timides au départ, mais suffisant pour provoquer un premier orgasme de mon côté. Mon corps tremble alors que mes sensations se décuplent. Le bruit mouillé de nos sexes branlés sonne comme une symphonie perverse à mes oreilles. Le goût amer de son liquide séminal, mélangé à celui de la sueur, donne un cocktail que je savoure du bout de ma langue. Ses caresses chaudes contre mon corps trompent la froideur de la pièce, ses mains, un radiateur confortable auprès duquel je me réchauffe. Et l’odeur de transpiration, si désagréable au départ, se tarit à mesure de nos contacts. Nos yeux se rencontrent alors qu’on se masturbe mutuellement, et je lis un désir dans ses iris azur que je ne saurais décrire. Et ces sensations, ces plaisirs partagés, ces mouvements maladroits, néanmoins naturels, ces cris incontrôlés, aboutissent au moment où les premiers jets blancs se libèrent.
J’éjacule alors, suivi de près par mon partenaire. La fatigue s’entend dans nos respirations irrégulières. Ma tête reposée contre son torse, les tambourinements de son cœur tonnent dans mon oreille. Un instant de répit, je profite de ses doigts baladeurs, le hasard conduisant ses caresses dans mes cheveux de jais. Quelques épis gênent ma vision tandis que mon regard se tourne vers le visage suintant de Pedro. La lumière orange se reflète dans ses traits. La sueur trace le pourtour de son expression reposée, alors que son regard, apaisé, est fixé sur le pan d’un mur de la pièce.
Pendant un instant, je crois le cerner. Je crois comprendre ce qu’il traverse. Je crois partager son humeur, son allégresse alors qu’il se rend compte de ce qu’on vient de traverser. Et, à mon tour, je constate les conséquences de nos actes sur nos corps nus, la sueur mêlée au sperme, pommade naturelle d’une union. Et je ne peux réprimer un sourire.
Mais ce que je raconte, ce n’est que le préliminaire de notre première fois. Quand bien même j’ai découvert le plaisir de l’orgasme, les joies du corps, et les sensations de l’amour charnel, je ne me suis pas encore offert complètement. Je ne peux pas encore faire partie de ceux qui ont goûté au fruit défendu.
Du moins, pas encore.
.*.*.
Je pense devoir remercier Pedro, sans qui je ne me serais jamais découvert. C’est grâce à lui que je me suis rendu compte de mon attirance pour les garçons. L’instant qu’on a partagé dans cette maison, nos préliminaires, m’a ouvert les yeux. J’aime les hommes et, s’ils peuvent être mes amis, je les vois plutôt d’un œil romantique. Avant l’arrivée de Pedro dans le village, j’ai trouvé étrange que mes amis parlent des filles comme d’une gente à séduire. J’ai été bercé par les dessins-animés et les valeurs de ma famille. L’amour entre garçons, un problème que j’ai intériorisé à force d’entendre, de la bouche de ceux que j’ai cru être mes amis, les termes frocio ou encore finocchio.
Je me suis trouvé bizarre quand j’ai eu un coup de cœur pour le nouvel arrivant du village. Son langage de la ville, ses relations, il les a embarqués avec lui et me les instruit, parvenant à bazarder mon homophobie campagnarde. Il m’a inculqué la tolérance citadine, m’a enseigné une manière d’aimer et m’a encouragé à parler à mes parents. Sans qu’il ne s’en rende compte, Pedro m’a donné le courage nécessaire pour m’assumer. La crainte que j’aie de mes parents, de leurs aprioris et de mes hypothèses, je l’ai cultivée au point de m’en rendre malade.
Pas un jour n’est passé sans que je ne cauchemarde leur rejet, m’imagine leur réaction, leur dégoût, que la honte crispe leur visage décontenancé. Pas un jour n’est passé sans un réveil à une heure tardive. S’endormir est devenu une corvée que j’ai peiné à remplir, si bien que mon corps s’est fatigué au gré des jours. J’ai inquiété Pedro, j’ai ravalé mes larmes quand je lui ai confié ma peine. Chaque jour passé sans sortir du placard m’est paru comme une trahison auprès de mes proches. Pourtant, aucun mot n’est sorti de ma bouche quand j’ai voulu aborder le sujet à mes parents.
Cette peur, perpétuelle compagne de mes journées, s’est imposé dans mon quotidien.
Je rentre de l’école, épuisé. Les termes mathématiques se mélangent aux concepts philosophiques dans ma tête. La courbe de Gauss se confond avec la morale kantienne tandis que j’enlève mes chaussures. Prêt à me reposer dans ma chambre, mon estomac me guide cependant au travers du hall. J’arrive à la cuisine, le bois grinçant troqué par le bruit sourd, adouci par mes chaussettes, du simili-marbre.
Assis à table, un café fumant en face, mon père lit la Repubblica. Ses cheveux gris, jaunis par la vielle lumière de la lampe suspendue au-dessus de lui, forment une coupe en pic. Ses yeux marron, dont j’ai hérité, remontent vers moi. Il me salue d’un geste de la main, sa paume marquée par le travail. Un sourire en coin creuse sa joue pileuse. À mon tour, je le salue, m’approche de lui, et dépose un baiser sur sa joue. On discute de tout et rien. Il me parle de ce qu’il vient de lire, des discordes politiques autour du suicide d’une jeune femme lesbienne. Il débat de l’injustice de ce pays, celui d’une puissance occidentale incapable de se débarrasser de ses racines fascistes. Il disserte sur la tolérance, me sert un discours que je n’avais jamais entendu de lui.
Mon père, un ouvrier qui a subi la répression du peuple, qui s’est battu pour ses droits, qui a hérité de la mentalité arriérée de mes grands-parents, prouve qu’il est prêt à évoluer avec son temps. Si les pédés étaient discriminés à son époque, et s’il ne faisait rien pour la cause jadis, il frappe désormais du poing sur la table quand il apprend qu’une personne s’ôte la vie parce qu’elle estime qu’elle ne pourra jamais la vivre pleinement. Et c’est à cet instant que je me dis, ça y est, c’est le moment.
« Papà, devo dirti una cosa… » avertis-je.
Il pose son journal sur la table et me regarde. Mon ton tremblote alors que la vérité pend à ma langue. Je prends un soupir, je le vois se tourner vers moi avec un air inquiet. Je m’apprête à me révéler, mon souffle retenu, et lui, concentré sur mes lèvres.
« Sono… »
Et le claquement de la porte retient la fuite de mon secret. On entend une voix féminine, aggravée par des années de fumette. Le claquement de ses chaussures fait vibrer toute la maison et, quand elle se trouve sur le palier de la porte, mon père sourit. L’encadrement dévoile une femme grande, son cou orné d’une croix du Christ en argent. Ses oreilles nues sont rougies à cause du froid hivernal. Elle se frotte les mains, ses doigts rongés dissimulés à tour de rôle derrière ses paumes bronzées. Mon père se met à ses côtés et frictionne sa main contre le tissu de son vêtement. Il me jette une œillade, et je comprends ma tâche.
Je m’affaire à la préparation d’un café. Je lave à la va-vite la cafetière, la remplis et pose le métal rouillé sur la gazinière. J’allume le feu et verse le café. Pendant l’infusion, je me tourne et les tremblements de ma mère ont cessé. Je la vois, lovée contre le torse de mon père. Le vent a décoiffé sa crinière brune, des mèches éparpillées sur son front. Elle nous confesse qu’elle revient de l’église et que le froid l’a surprise. Notre maison n’est pas bien chauffée, le bois dont elle est composée laissant passer la bise. Un courant d’air passe au travers de mes cheveux. Je pars de la cuisine, ferme la porte d’entrée. Puis, un sifflement m’indique que le café a fini d’infuser. Je m’empresse alors de revenir et de servir ma mère qui s’est assisse à côté de mon père. Ce dernier me demande ce que je voulais lui dire. Et mon œil louchant vers le buste de ma mère, la croix du Christ se balançant à son cou, je finis par dire :
« Niente di importante »
Et sur cette phrase, le cœur battant, j’embrasse ma mère et me presse dans ma chambre. Une fois entré, je pousse un soupir et laisse mon corps glisser contre le vieux bois. Mon cœur ralentit, se serre, toujours pas soulagé du poids de la vérité. Mes genoux ramenés contre moi, je repense à mes discussions avec Pedro. Il m’a parlé de sa sortie du placard, de la liberté que cela lui a prodigué quand il s’est dévoilé à sa mère. Il m’a partagé son euphorie, son goût du plaisir, et j’aimerais l’imiter. Mais si je peux tout avouer à mon père, ma mère est un obstacle plus dur à surmonter.
Elle a grandi dans une famille dans laquelle la chrétienté est la seule vertu louable. Je me souviens de ma grand-mère française qui m’a dorloté à l’aide de versets de la Bible, si bien que des passages me reviennent encore aujourd’hui.
« Honore ton père et ta mère »
« Enfants, obéissez en toutes choses à vos parents, car cela est agréable dans le Seigneur »
« Car l’Eternel châtie celui qu’il aime, comme un père l’enfant qu’il chérit »
Ses paroles sont gravées dans ma mémoire. Et si son éducation peut paraitre dure, voire rétrograde, cela m’a forgé en tant que personne. J’ai appris à aimer mon prochain, à respecter mes parents, et je leur ai permis de mener une vie sereine. Aujourd'hui, je lis la fierté dans les yeux de ma mère, et je la lui rends ma serviabilité. Et si ma mère m’a éduqué à l’ancienne, mon père représente la modernité. Il m’a appris à apprécier ce nouveau monde. J’ai été un fils épanoui et c’est grâce à lui que j’ai développé un esprit critique de la religion.
Dieu m’a enseigné l’amour du prochain, et je l’applique en faisant fi des traditions.
Mais, si ma confiance égale mon assurance, je garde en moi une certaine homophobie. J’aime les hommes, j’apprécie le contact de la chair et j’ai goûté au fruit défendu. Avec un homme. C’est problématique. Et si l’alcool, le sang de Jésus, a supprimé mes barrières lors de nos préliminaires, je ne peux assumer mon geste devant mes parents. Mon jardin secret, je ne le partage qu’avec Pedro.
Et avec Louane.
Je me lève alors, prêt à me confier à celle-ci. Je m’assois à mon bureau, ouvre mon ordinateur portable. Ce dernier dévoile sur son écran une page d’un forum d’écriture.
Aussi loin que je me souvienne, écrire a toujours été un catalyseur de ma créativité. Depuis petit, je lis. À mesure que je grandis, j’ai troqué mes première bande-dessinées pour des petits romans. Puis, à mon adolescence, mon goût de la lecture et mes cours de français m’ont poussé à m’intéresser au classique de cette littérature. Quand bien même les vers de Pétrarque et la comédie de Dante honorent ma culture italienne, je ne peux m’empêcher de trouver les Fleurs du Mal de Baudelaire plus magnifique encore. Mon amour pour cet auteur et l’héritage aînesse de mes grands-parents m’ont encouragé à l’apprentissage du Français. C’est pourquoi j’ai appris cette langue, maitriser cet accent grave qui rend ma voix plus aiguë. Je ne voulais plus des traductions imparfaites des classiques, j’ai désiré découvrir Maupassant dans sa plume originale, étendre mon vocabulaire avec Camus, me perdre dans la syntaxe laborieuse de Proust. Et cet apprentissage, cette langue, je la perfectionne avec ma propre écriture que j’exprime au travers de mes poèmes.
Pedro et Louane m’ont beaucoup aidé dans ce processus. Pedro parle le français avec une aisance que je tente d’imiter, en vain. Mon accent italien s’entend encore lorsque je lui parle, ce qui m’a valu des douces moqueries, auxquelles j’ai répondu avec une mine boudeuse. Un comble qu’il parle mieux que moi, nos prénoms n’honorant pas notre aisance dans cette langue. L’instant d’après, j’ai arrêté mon jeu, puisque je ne peux lui faire la tête. Je veux dire, il suffit d’avoir des yeux pour contempler son adorable et magnifique visage. Mais très vite, je tombe dans mes vielles habitudes lorsque je lui parle, ma langue natale triomphante d’une victoire facile. C’est pourquoi je me suis rabattu sur Internet. C’est là que j’ai rencontré Louane.
Un jour, alors que je lisais une pièce de Marivaux, Le jeu de l’amour et du hasard, j’avais soif de connaissance, un besoin constant d’en savoir plus et de comprendre l’œuvre. Le style précieux et l’air innocent des personnages m’ont marqué à tel point que je me suis retrouvé à faire des recherches à l’aide de mon ordinateur, nouvellement acquis. Et au cours de mes pérégrinations, je suis tombé sur un forum littéraire français. Il y avait un topic sur Marivaux, tenu par une dénommée « Loulit ». Ce n’est qu’après de multiples échanges, qu’après avoir poursuivi la discussion avec mes questionnements et mon orthographe approximative, que j’ai noué un lien plurijournalier avec cette personne.
Je me suis caché derrière un pseudonyme peu inspiré, alors qu’elle s’est dévoilée au bout de deux semaines de correspondance. J’ai découvert son prénom, Louane, appris ses origines suisses, partagé sa passion pour la littérature et été stupéfait de sa jeunesse. Elle a quinze ans alors que je fêterai bientôt ma majorité. Sa jouvence ne transparaissait pas dans ses mots, encore moins dans ses poèmes. Mais cet écart ne me gêne pas tant que ça. On a continué de s’envoyer des messages, nos œuvres, à tel point que nous avons bâti une relation de confiance, à la manière d’un frère et d’une sœur.
Devant mon ordinateur, je tape mon message, un long pavé sur ma tentative de coming-out. Je lui décris mes déboires, mon dessein motivé par un désir de liberté. Je lui parle de mon ras-le-bol de ce village, de l’ennui que l’habitude nourrit. De ces décors pittoresques, j’en ai fini par être lassé. Les récits urbains, mondains de Pedro, m’ont séduit. Je rêve de la ville, l’endroit où le champ des possibles frôle l’infini, beaucoup plus développé et moins coincé que mon village. Un lieu où je pourrais être moi-même.
Une fois mon message achevé, je l’envoie à Louane. Étant donné qu’elle mettra du temps à y répondre, je me décide à rejoindre Pedro. Je descends, avertis mes parents, me chausse et sort enfin de ma maison. Le soleil vespéral baigne Torrazza dans une atmosphère orange. Le chant des cigales m’accompagne sur la route, mes chaussures, usées par la terre, claquant contre les routes en pierre. À chaque fois que je croise un voisin, je le salue avec un sourire et un geste de la tête, m’engageant alors dans une conversation non-voulue. Les rumeurs du village, les remarques sur la météo, les commentaires sur les petits commerces et les injonctions sur la politique retardent mon arrivée, un trajet de dix minutes en prenant trente.
Je pousse un soupir de soulagement lorsque j’arrive au palier de ma destination. Je sonne, patiente, et la porte s’ouvre enfin. Encadrée par le bois, la lumière de la maison resplendissant derrière elle, Cathrina me sourit. Le poids des années pèse sur ses rides, son visage tiré par son expression joviale, fatiguée. Sur sa coupe brune, le gris annonce son arrivée, se fondant dans la masse capillaire. J’approche mon visage du sien, lui fait la bise en guise de salutation. On discute un moment, de tout et de rien. Sa joie ne dissimule pas son épuisement cependant. Je le remarque dans ses gestes alanguis quand elle m’invite à entrer, dans sa voix posée, grave, qui d’habitude tonne.
J’enlève mes chaussures pendant qu’elle m’indique que Pedro se trouve dans sa chambre. À son évocation, ses yeux mouillent. Je n’y prête pas plus attention et me dirige vers sa chambre. Je traverse le couloir, passe devant moult photos de famille, sur lesquelles le père ne témoigne sa présence.
Je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Pedro a toujours été très secret au sujet de son père. Quand je lui ai posé la question lors de ma première venue, il a fait mine de ne pas m’avoir entendu en amenant la discussion sur un autre sujet. Mon imagination s’est figuré tantôt un père tyrannique, tantôt disparu. Dans tous les scénarios, j’ai vu une mauvaise figure paternelle, mon explication à la discrétion de mon ami. Puis, le sujet n’étant pas plus important, j’ai laissé mes fabulations pour m’intéresser davantage au jeune homme solitaire, dont la chambre se cache derrière la porte devant moi. J’y toque trois coups fermes et, sans trop attendre, je suis désormais en face de Pedro.
Son visage neutre est très vite remplacé par une expression plus gaie, ses lèvres fines se mouvant en un sourire franc. Avec facilité, insouciance, ma bouche le mime et il m’enlace. Inhabitué à ce geste, cette position, je mets du temps avant de rendre la pareille. Je le sens me serrer davantage. Sa respiration chatouille mon cou, ses cheveux, mon oreille, et ses bras pressent mon dos. Quelque chose ne va pas. Je garde cette réflexion pour moi et me laisse emporter dans l’étreinte.
Elle dure deux bonnes minutes. Deux minutes de tendresse surprenante, néanmoins agréable, que j’ai cru impossible venant de mon camarade. Deux minutes durant lesquelles mes mains tracent des cercles dans son dos, mes doigts agrippent ses côtes, ma paume réchauffe le tissu de son sweat-shirt froissé. Deux minutes de silence à la fois grave et calme. Je profite de celui-ci et ne fais pas attention à l’autre, mes lèvres dangereuses tentant un baiser au sommet de son crâne. C’est une aventure que je me prive d’habitude, mais les circonstances sont loin d’être habituelles. Alors, je me permets de le rassurer, de me laisser porter par mon envie. Après cela, le moment se conclut, emporté par son corps qui recule.
« Tout va bien ? » demandé-je en levant le regard.
Il hoche la tête. Il parait chétif, discret, timide. Ça ne lui ressemble pas. Je dois tirer les choses au clair, et cette soirée semble propice. Pour l’heure, je me contente d’entrer dans sa chambre qu’il referme juste après.
Celle-ci parait beaucoup plus vide que les dernières fois. Peut-être que cela vient de l’absence des posters, des bouts de scotch témoignant leur présence par la trace qu’il laisse sur ces murs aigue-marine. Son lit défait, un livre se cache dans le creux de sa couverture. Des papiers éparpillés sur son bureau donnent un aspect bordélique à l’endroit, alors que la chaise de bureau, éloignée de l’espace de travail, laisse deviner son activité avant de m’ouvrir. Sa bibliothèque, vidée de ses décorations, n’est remplie que de quelques bouquins, les autres reposant sur son bureau.
Je prends place sur la chaise, lui sur le lit. Assis en tailleur, ses yeux bleus, d’une clarté sans pareille, me fixent. Son manque d’assurance est masqué alors qu’on discute. Des mots italiens se glissent parfois dans mes phrases et il en rit. Et c’est comme si le moment précédent, un souvenir récent, n’a jamais existé. Une parenthèse d’un temps, il ne se manifeste qu’au travers de cette chambre vidée de son charme. Du reste, Pedro se cache derrière son sourire, ses railleries quand j’emploie un mauvais mot en français.
Comme d’habitude, ce qui commence comme une conversation banale devient une joute intellectuelle. Les rumeurs du village se métamorphosent en débats sur la confiance, l’amour et la vie. On pourrait se fatiguer de cela, croire que nos élucubrations tournent en rond. Mais l’âge avançant, nos traits se raffermissant avec le temps, nos prises de position évoluent en même temps. Surtout, le quotidien et les limites du village nous forcent à se fréquenter tout le temps. Les banalités, nous les connaissons déjà et l’intérêt qu’on leur porte ne se limite qu’à une introduction à nos conversations.
Pourtant, entre deux arguments, je lui évoque ma tentative de coming-out. Sa façade assurée est troquée par une attitude concernée. Il se lève de son lit, s’approche de moi, s’accroupit à ma hauteur et pose une main sur mon épaule. Je n’ose pas affronter son regard, crainte de le décevoir à cause de mon manque de courage. Alors, je parle au mur qui me fait face. Je lui confesse tout, mon envie de liberté, de ne plus mentir à mon entourage, de ne plus me cacher et d’assumer enfin qui je suis vraiment. J’évoque le fait divers de mon père qui m’a encouragé à sortir du placard. J’évoque aussi l’interruption de ma mère, sa froideur traduite dans ses tremblements et sa croix chrétienne. J’avoue mon dégonflement, renfloué dans mes actions.
Une larme que je ne peux chasser coule le long de mon visage. Je ne me suis pas attendu à être aussi sensible et à autant me révéler. Et j’ai ignoré à quel point ce simple moment, pourtant critique et banal, m’a touché. Et la tendresse de tout à l’heure réapparait dans les gestes de Pedro, son bras passant derrière mon cou. Il m’embarque dans un câlin maladroit, la blondeur de ses cheveux obstruant ma vision, caressant mon visage.
Soudain, la porte s’ouvre, et on s’éloigne aussi vite que l’on peut.
C’est Cathrina.
« Rimani a cena, Charles ? »
La prononciation de mon prénom me soutire un sourire. Je hoche la tête et elle s’éclipse de la pièce. Pedro semple plus tendu. Je feins l’ignorance, me lève de la chaise et le suis jusqu’à la salle à manger. Quatre chaises en osier se trouvent auprès d’une table en vieux bois. Elles sont disposées deux par deux, se faisant face. Le brun du dessous de table, sur lequel repose une casserole pleine de spaghettis, se marie à celui de la table. Assis, la maman de Pedro s’est déjà servie, des boulettes de viande recouvertes de sauce tomate accompagnent le dîner. Une bouteille de vin trône à côté de la poêle dans laquelle les boulettes baignent. Devant ce repas, je ne peux m’empêcher de saliver, prédisant son goût délicieux, un appriori que Pedro ne semble pas partager.
Alors qu’on s’assoit, sa mère en train de me servir, je remarque son visage inexpressif. Les yeux dans le vide, il semble perdu dans le vague, son iris bleuté fixé sur Cathrina. Lors du dîner, quand nos services cognent la céramique de nos assiettes, quand nos dents déchiquettent le plat, quand nos lèvres sifflent d’un bruit sourd le vin, un silence plane. Je me sens de trop alors que la mère, dans une tentative d’apaiser l’ambiance par ses discussions oubliables, livre une bataille de regard avec son fils. Ce dernier prête plus attention à son assiette qu’à sa matronne. Moi, j’essaye de converser, d’intégrer mon ami à l’échange, de jouer le médiateur dans une situation que je ne comprends pas.
Cathrina, passive jusque-là, commence à lancer des piques à Pedro. Ce sont des reproches discrets, des attaques sournoises, mais pas assez pour que je ne le remarque pas. Immaturité, manque de responsabilité, égoïsme se dissimulent derrière son sarcasme. Les joues rouges, ma jambe tressaute sous la table alors que le mutisme de mon ami m’inquiète. Pour la première fois, je ne parviens à déceler ses émotions.
Je n’arrive pas à savoir si de la colère se manifeste quand il maugrée des réponses brèves, ou s’il s’agit de l’ennui. Je ne sais pas si de la tristesse teint l’azur de ses yeux quand il relève son regard vers moi, ou s’il s’agit du dépit. J’ignore si l’ennuie meut ses gestes lents quand il se sert une demi-assiette, ou si c’est de la fatigue. En revanche, il m’est difficile de ne pas remarquer son exaspération quand il sort de table après une énième attaque de sa mère. Une insulte sort de sa bouche alors que, d’un mouvement brusque, il se lève, ses sourcils froncés.
Sa demarche ferme le mène hors de la cuisine. Il laisse sa mère et moi regarder son dos crispé, sa crinière blonde en désordre, tous disparus lorsqu’il referme la porte dans un claquement sourd. Cathrina s’affale sur sa chaise pendant qu’un soupir outrepasse la barrière de ses lèvres.
« Scusi mille » s’excuse-t-elle.
Ma tête tourne de droit à gauche.
« Non c’è bisogno di essere » rassuré-je sans pour autant le penser.
Je finis mon assiette dans le silence, ma tête pleine d’interrogations. Je m’avine, l’alcool capiteux, boisson soporifique, tente de taire mes questions. Je les garde pour moi, pour plus tard. Cathrina me regarde manger, une mélancolie semblant embrumée ses yeux. Le silence aggrave l’atmosphère, la bizarrerie de la situation m’empêchant de profiter du goût riche qui se glisse sur mes papilles. L’heure n’est pas à la déléctation, c’est ce que le monde me crie. Mais je m’efface de celui-ci, je le trompe dans mon mutisme et dans mon verre de vin. J’ose à peine exprimer mon ressenti. La proximité habituelle avec la famille Borleti me parait lointaine, un souvenir embrumé par le temps, abimé par la situation. Je finis mon repas, débarasse la table ; elle n’a pas touché à son assiette depuis le départ de son fils.
Après avoir lavé mes services, je salue Cathrina et m’apprête à partir. Ma main sur la poignée, je l’abaisse et ouvre la porte. Une voix plaintive interrompt ma démarche.
« Prenditi cura di lui, per favore » supplie-t-elle.
Sa déclaration affecte ma peau, un frisson parcourt mon échine. Je n’ai pas besoin de me retourner pour connaitre son visage, celui-ci tiraillé par la peine et la culpabilité. J’imagine ses traits serrés, marqués par des rides creusant sa peau. Et le regard droit, je hoche la tête, une promesse conclue.
Je ne prends pas la peine de toquer. Dans ces cas-là, ce n’est plus une précaution à prendre. Je sais que ma présence est nécessaire, je l’ai compris à force de le fréquenter. Je suis son seul ami, son seul confident. C’est alors naturel, lorsque je l’aperçois sur son lit, les jambes rapproché de son torse, son front contre ses genoux, que je me mette à côté de lui. Mon poids presse le matelas, s’ajoute au sien. Il lève la tête et la tourne vers moi.
Il ne pleure pas, mais je devine dans ses yeux sa tristesse. Je la vois aussi dans sa tentative vaine de sourire, grimace vide qui ne dissimule rien. Ses cheveux blonds, denses, se retrouvent dans un désordre inhabituel. Je tente de le rassurer par ma présence, par mon air assuré, mais mon incompréhension doit se lire dans mon expression, puisque ses traits ne changent pas. Il reste las, les lèvres tremblantes, au bord de l’effondrement. Mais il ne pleure pas. La fierté et son caractère l’en empêche. Je mime sa posture, mon dos reposé contre le mur. Je ne pipe mot. Le temps passe dans ce silence vertueux, serein. Les mots inutiles, on laisse nos visages et nos corps parler.
Pedro pose sa tête sur mon épaule et je m’enfonce dans le matelas afin qu’il se trouve dans une position plus confortable. Je sens sa main atteindre la mienne, ses doigts jouant avec ma paume. J’accentue le contact, l’espace de nos mains comblées par nos doigts entrelacés. Nos yeux ne se rencontrent pas, occuper à fixer le mur qui nous fait face. On reste comme ça pendant une dizaine de minutes, le silence interrompu par le bruit froissé, causé par nos mouvements, de la couverture. Et c’est quand je pose ma tête sur la sienne, que, proche du sommeil, mes paupières lourdes se fermant, qu’il se décide à parler.
« Je vais partir Charles… »
D’un coup, j’ouvre les yeux et me retire de son contact pour regarder enfin son visage. À première vue, il parait neutre, avec ses lèvres droites et son air assuré. Mais je sais que ce n’est qu’une façade, je le connais trop bien pour ne pas remarquer ses yeux fatigués. Je lis dans l’azur, dans cette mer tumultueuse, une déception profonde. Pour la première fois depuis que je le fréquente, j’ai l’impression qu’il est dépassé par les évènements. Je ne prête pas attention à mon cœur battant, son rythme fou résonne dans mon corps. Je ne prête pas attention au flot de pensées qui tiraille mon esprit, à la kyrielle de questions qui me viennent après cette révélation. Je veux juste savoir, comprendre ce qu’il se passe dans sa tête.
« Comment tu le vis ? » demandé-je en resserrant la pression de ma main sur la sienne.
Je penche ma tête vers lui. Il hausse des épaules et tourne avec lenteur sa tête de droite à gauche.
« Ça me fait chier, mais j’ai pas trop le choix. »
Mes sourcils se froncent. Pedro avait toujours le choix. Peu importe la situation, qu’elle soit urgente ou non, le manque de possibilité ne l’a jamais pressé à prendre une décision. Toute sa vie, c’est lui qui l’a mené. Il ne laisse rien au hasard, sa volonté se manifeste dans ses prises de positions et ses actes. Il déteste l’aléatoire, ne croit pas au déterminisme (je me rappelle ses soupirs quand on a évoqué Spinoza en cours) et essaie d’être maître de son destin. Rien n’est écrit, tout est à écrire. Alors, entendre ses mots me fait l’effet d’un électrochoc.
« Pourquoi ? » tenté-je, alors que je me concentre sur son visage.
Le coin de sa bouche creuse un creux tandis qu’il se mord la lèvre inférieure.
« Histoire de famille, j’ai pas trop envie d’en parler. »
Je hoche la tête tout en ravalant ma déception. C’est dans ce genre de moment que je doute de notre relation. Mais je le garde pour moi. J’accepte son envie, je ne suis là que pour l’aider à aller mieux. Avec cette démarche en tête, je réduis l’espace entre nos épaules et passe mon bras autour. Il souffle.
« Ça me saoule, j’me sentais bien ici. C’est pas Milan, mais j’ai fini par apprécier Torrazza. » se plaint-il d’un air nostalgique.
Encore une fois, j’opine du chef alors que sa main s’accroche à la mienne qui l’entoure. Je sens mon cœur se serrer alors que j’imagine une vie sans lui. Je repense à nos belles années passées ensemble, à ces débats sans fin, ces escapades nocturnes aussi fréquentes que nos nuits blanches passées chez l’un ou l’autre. Je repense à nos fous rires après qu’on ait bu le vin piqué de la cave, à nos retrouvailles d’après-midi après les cours. Et je pense au vide qu’il va laisser après son départ. Je pense à ces moments creux, toujours comblées par ses commentaires ou ses remarques. Je ne l’ai connu que quatre ans, mais ç’a été assez pour qu’il fasse partie intégrante de ma vie, sa présence devenue un besoin perpetuel.
Je ne contrôle pas mon corps quand il tremble. Je mords ma lèvre inférieure pour retenir un sanglot. Il me prend dans ses bras, et je plonge mon visage dans son cou. Son parfum, un mélange de vin bouché et de kirch, s’infiltre dans mes narines. Une odeur ennivrante, envoutante, dont je ne pourrais bientôt plus profiter. On reste ainsi, enlacés, pendant un certain temps. Parfois, il passe ses mains dans mes cheveux, et parfois, je caresse son dos. Très vite, on se trouve couchés dans son lit, nos yeux, une rencontre entre un bois sombre et une grotte de saphir, fixés l’un sur l’autre.
Et on se laisse porter, on s’embrasse comme si c’est l’action la plus naturelle à faire. Au départ douloureux, ce baiser s’enflamme vite. La passion guide nos gestes, nos mains baladeuses parcourant nos corps qui ne sont plus si étrangers. Des gémissements outrepassent nos lèvres alors qu’on se couvre de baisers, qu’on se redécouvrent du bout de nos langues. Je ne peux réprimer mon excitation ; mon corps vif réagit à ses caresses. Ses doigts délicats prennent soin de moi, m’emmènent sur des terres inconnues.
À ce moment-là, j’ai peur. Mes gestes maladroits, comme les siens, ne me rassérènent pas. La crainte se bouscule avec les récits que j’ai lus. Les premières fois ont la réputation d’êtres douloureuses, si bien que je ne peux réprimer quelques larmes quand on se murmure :
« T’es sûr ?
- Plus que je ne l’ai jamais été. »
Mon cœur battant m’empêche de penser, le désir et la peur guidant mon attitude. Mon souffle s’accélère, coupé court par un énième baiser.
« Andrà tutto bene » me rassure-t-il alors que, pour la première fois, un sourire nait sur ses lèvres.
À cet instant, je le regarde, j’admire son torse nu qui me surplomble. Je serre une poigne autour de son bras qui s’appuie contre le matelas. Je hoche la tête. Il essuit une larme d’un revers du pouce et nous replonge dans nos baisers. Je confie mon corps à ses mains, mes lèvres aux siennes, et tout le reste à son corps.
Je retiens un souvenir doux-amer de ma première fois. Dans mes larmes, la douleur se confond avec la tristesse. Mes tremblements portent à confusion. Mais le plaisir que j’ai pris est ineffable. Et je ne peux pas rêver mieux que de me livrer tout entier à mon meilleur ami. Voir son visage étiré par la volupté me provoque une joie immense, décuple mon allégresse. Et un derner râle, dernier coup, nous pousse à l’orgasme.
Et on ne prend pas de pause. Parce qu’on sait ce que l’avenir nous réserve. On sait que la distance oxydra le lien qu’on a forgé en quatre ans, l’acier cédant au poids du temps. Alors, on profite, même si la fatigue alourdit nos paupières, même si nos corps ne répondent plus, on s’unit encore et encore. Chaque baiser échangé est un « au revoir ». Chaque caresse hurle « tu vas me manquer ». Et chaque embrassade crie « ne m’abandonne pas ».
Finalement, on se perds dans nos gestes, on ne prête plus attention au temps. On cède aux avances de Morphée que lorsque les premiers rayons du matin s’invitent dans la chambre, l’ombre de la nature dansant dans les reflets de la vitre.
Je garderai un souvenir impérissable de ce moment. Lui dans mes bras, mes lèvres posées sur le sommet de son crâne, emmitouflés dans son lit.
.*.*.
J’ai vingt et un ans quand je me réveille dans ce petit appartement étudiant. J’ai achevé mes études obligatoires en Italie non sans difficulté. Mon choix de carrière s’est imposé à moi avant les examens, et j’ai su que je voulais poursuivre ma voie dans la littérature française. Mes correspondances avec Louane m’ont appris l’existence d’un cursus d’écriture en Suisse, à Bienne. Je me suis renseigné, découvert un programme qui m’a tout de suite séduit.
Quand j’en ai parlé à mes parents, ils ont été très surpris de mon choix. Partir loin de mon village, de mon petit hameau, de la communauté qui m’a vu grandir, paraissait fou pour eux. Ils connaissaient ma fluidité en français, et la langue ne leur inquiétait que peu. Mais abandonner leur fils dans un autre pays, loin de tout repère, seul, nourrissait des craintes logiques. Mon père, après une longue discussion, a été le premier à soutenir mon projet. Il m’a demandé de lui montrer mes écrits, je lui ai fait la traduction en italien de mes poèmes. J’ai buté sur des métaphores que je trouvais maladroites dans ma langue natale. Cette gêne a dû se lire sur mon visage puisque mon père a esquissé un sourire et m’a donné son feu vert.
Ma mère, en revanche, a été celle la plus dure à convaincre. J’ai eu l’appui de mon père, mais elle est restée bornée, et jusqu’au dernier moment, j’ai cru que je ne goûterais jamais à la vie citadine. Il m’est arrivé de surprendre des disputes. Le ton montait, et la voix de ma mère tremblait. Elle reprochait à mon père de ne pas la soutenir, de ne pas me raisonner. Elle restait persuadée et tonnait que je ne partirais pas, que mes rêves stagneraient à ce stade. Mon père, silencieux, restait statique face à l’angoisse de Maman. Mais je ne me suis jamais interposé. J’ai su qu’elle avait besoin de temps pour se faire à l’idée. Son amour pour moi m’a trop couvé, et cela m’a fait pleurer.
C’était dans ces moments que j’ai voulu abandonner mes rêves de grandeur, que l’absence de Pedro m’a fait défaut. Mais j’avais Louane qui a continué de m’écrire, qui a insisté qu’une place m’attendait à Bienne, dans cet institut qui sublimerait mon art. Et je l’ai écoutée, cette voix lointaine. Ma cadette m’a poussé à me battre pour mes écrits, et ç’a été mon combat estival. Chaque fête au village, un champ de bataille où j’ai guerroyé contre ma mère, décochant mes arguments, fatiguant mon ennemie. Et j’ai avancé, remarqué le résultat de mes efforts. Mon père évoquait mon avenir, et ma mère n’élevait plus la voix. Je parlais de mes écrits, et elle profitait de ma traduction imparfaite. Quand j’ai commencé à plier bagage, elle regardait mon père et moi faire les cartons. Et finalement, elle m’a conduit en Suisse dans ce vieux camion, loué pour l’occasion. Ma victoire, un sourire triste de ma mère ainsi que ses vœux de « bonne chance ». Mon trophée, un pendentif sur lequel suspend le Christ sur sa croix.
Le soleil se reflète sur sa dorure à mon cou.
La veille, j’étais encore en Italie pour les vacances et la conduite jusqu’ici m’a fatigué, à tel point que je ne suis pas allé à la fête de rentrée. Demain, j’entamerai ma troisième, et dernière, année de bachelier. Évidemment, je poursuivrai mes études, les pousserai jusqu’à un Master tant fantasmé. Mais pour l’heure, j’ai encore une année à compléter et une personne à rencontrer. Je prends mon téléphone et sors de mon lit. Me dirigeant vers la salle de bain, juste à quelques mètres de mon lit, je remarque dans mon fil de notifications un message.
Mon rendez-vous.
Je souris et lui envoie un message, confirmant l’endroit et l’horaire – je dois me dépêcher. Après une douche rapide, j’enfile un accoutrement adéquat, soit une chemise rouge ainsi qu’un pantalon beige, et me presse hors de l’appartement. En sortant, je remarque mes voisins, d’autres étudiants de ma promotion, que je salue vite, peut-être trop fort pour leurs oreilles. Pas le temps de penser à eux, l’horloge avance, et je suis en retard. Je dévale les escaliers exigus et je pousse la porte en verre. Dehors, ma voiture m’attend, cette petite Fiat rouge qui a subi le trajet Suisse-Italie.
J’ouvre la portière, m’engouffre dans la chaleur étouffante et m’installe. Je démarre le moteur et m’engage dans les petites rues de la ville. Sur le chemin, la verdure ne manque pas. Je pousse un soupir. Ce paysage, après trois ans, a perdu de son charme. J’ai pris tout ce que Bienne avait à m’offrir, cette ville ressemblant de plus en plus à mon quotidien à Torrazza, rythmé par mon destin de campagnard. Néanmoins, l’endroit reste plus actif que chez moi. Je ne peux pas prétendre connaitre tout le monde, les visages beaucoup plus diversifiés ici que dans mon village. Pourtant, ces trois ans ici m’ont suffi. J’ai besoin de voir ailleurs, de bouger. Ce n’est pas la vie citadine que j’ai espérée, que Pedro m’a miroité. La petitesse de la ville n’exauce pas mes rêves les plus grands.
Elle n’est qu’un arrêt obligatoire dans mon voyage d’auteur.
À force de réfléchir, sans m’en rendre compte, je suis arrivé à destination. Évidemment, j’ai dû sillonner les alentours afin de trouver une place de parking. Évidemment, j’ai dû subir dix minutes de marche, la seule raison de mon retard : il est dix heures sept quand une personne me salue. Je sens un grand sourire s’emparer de mes lèvres lorsque je la remarque. Elle se tient debout, prêt à m’accueillir dans ses bras, et je m’empresse d’accepter l’étreinte.
Après cinq ans de correspondance, je rencontre enfin Louane.
Après une poignée de secondes, on se laisse un peu d’espace sans briser le contact. Ses mains noires tiennent mes manches rouges, la froideur de sa peau rencontrant la chaleur du tissu. Je la regarde, mon brun rencontre son noir. Des lunettes encadrent son visage fin alors qu’une brise se lève, ses longues tresses flottant au vent, tout comme son accoutrement, une marinière qui la couvre de sa poitrine jusqu’à son ventre.
« On s’installe ? » propose-t-elle en désignant la terrasse d’un coup de tête.
Je hoche de la tête et on s’exécute, son collier de perles se balançant au rythme de ses mouvements. La conversation débute de manière légèrement gênante. Je ne sais pas comment me comporter avec elle. J’ai tant fabulé et on a tant discuté d’une potentielle rencontre qu’une fois face-à-face, je perds mes moyens. J’ai un sourire gêné pendant que son regard reste fixé sur ses Converses claires. On piétine, on se tâte, comme lors d’un premier rendez-vous romantique. Puis le serveur arrive, prend nos commandes et lance un commentaire :
« J’arrive tout de suite les tourtereaux »
À l’aise. Il part, on se jauge du regard, et on éclate de rire. Elle, un potentiel date ? C’est comme si on me demande de sortir avec ma sœur. Impossible. C’est le déclic dont on a eu besoin pour détendre l’atmosphère. Elle croise ses jambes, son pantalon blanc révélant ses chevilles. Je m’accoude à la table, ma chemise dévoilant mon bracelet. Tout semble revenu à la normale, on se parle comme si on se connaissait depuis toujours. On échange sur un livre récent, débat de l’idéale de Baudelaire, de nos derniers poèmes, puis on se raccroche aux dernières nouvelles de nos vies. Je découvre aussi son léger accent et bégaie quand elle prononce « huitante » pour la première fois.
Elle me confesse sa quête d’un amour parfait, exclusif, celui-là même qu’elle a cru vivre avec une amie d’enfance, perdue de vue à cause des études. Moi, je lui loue la liberté dont je jouis, des amourettes qui ne durent pas plus de trois semaines, des plans d’un soir. C’est comme ça que je vis, n’en déplaise à mes parents qui espèrent voir une fille dans le foyer familial. Je lâche cette remarque avec une certaine amertume, mon café et sa viennoiserie enfin servis.
« Tu sais Charles, faudra vraiment que tu fasses ton coming-out.
- On n’a pas tous la chance d’avoir des parents comme les tiens… » me plains-je alors que je mélange lentement la crème avec une cuillère.
Elle répond par un sourire triste. Je hausse des épaules. J’ai accepté de vivre dans mon placard. Je sais que mon père sera un soutien, mais les remarques anticipées de ma mère me font peur. J’entends encore les disputes avant mon départ en Suisse, les imagine amplifiées si elle apprend la nouvelle. Je chasse ses pensées en changeant de sujet. La rentrée arrive pour nous deux, et si j’ai bientôt complété mon cursus, elle le débute de son côté. Même projet, mêmes envies, juste pas le même âge. Elle rit à mes anecdotes, s’intéresse à mes conseils et bazarde mes avertissements. Elle sait que ça va être dur, que la transition post-obligatoire lui enlèvera des heures de sommeil. Mais son objectif la motive.
Et je la comprends trop bien.
Aujourd’hui, je n’ai pas vu le temps passé. On est restés ensemble durant toute la journée, elle jouant les touristes, moi le guide. Je retiens mon ennui quand je lui présente les paysages de Bienne, elle exultée face à la beauté de la ville. Elle bavarde au sujet de son village vaudois, non loin de Lausanne – ville que j’ai eue l’occasion de visiter au détour d’une virée avec des potes. Elle me montre quelques photos sur son iPhone, de cette vue prenante depuis son balcon, de ce jardin dans son arrière-cour dans lequel elle cultive ses fruits, de cette petite allée vers laquelle elle se hâte quand l’inspiration lui manque. En défilant dans ses photos, elle s’arrête sur un chien dont elle me chante les louanges. Je lui apprends l’envie de ma mère d’adopter un chat. Et on échange ainsi, encore et encore, sans même remarquer les premières lueurs du crépuscule. Et on se laisse porter par nos pas qui nous emmènent jusqu’à chez-moi.
À l’intérieur, on boit un verre, deux, trois, on perd le compte comme je perds le flux de personnes chez moi. Très vite gêné par la petitesse de l’appartement, on part dans un bar ou d’autres étudiants se joignent à nous. J’ai perdu de vue Louane dans cette masse de personnes, et je me retrouve accaparé par un groupe. Il m’emmène vers une tablée où un jeu à boire se déroule. J’y prends part, et ma nullité me force à enchaîner les shots. Je remarque un garçon qui me plait ainsi que Louane en train de parler à une fille. Je sens un sourire se dessiner sur mes lèvres, très vite effacé par les lèvres d’un autre garçon. Et ma soirée se termine là où ma journée à commencer, mais je ne suis plus seul dans ce lit, dont les draps se salissent à mesure que la nuit passe.
.*.*.
Les feuilles craquent sous mon poids tandis que je marche dans Berne. J’ai garé ma voiture pas loin, le rouge de sa carrosserie devant être déjà recouvert de verdures mortes. Le vent souffle mon cardigan alors que je ressers mon écharpe bordeaux. J’avance dans l’allée en suivant les indications de mon téléphone. Louane a insisté pour que je la retrouve à la Zeughausgasse. Il s’y tiendra une conférence à laquelle elle souhaite que j’assiste. Il a fallu de pas-grand-chose pour me convaincre : de la nourriture et une rencontre avec un auteur. Je ressens une vibration contre mon mollet. Je sors mon téléphone, m’aperçois de l’heure, et je me presse.
J’ai très vite chaud, mais je ne peux me permettre d’être en retard. Après tout, une conférence avec un auteur tel que Todisco mérite une attention complète. La devanture en brique du bâtiment se dresse peu à peu dans l’horizon. Puis, c’est Louane qui devient plus nette à mesure que j’avance. Dans mon souffle entrecoupé, je m’excuse du retard, ce qui soutire un rire à mon amie.
« Allez, bouge-toi, se raille-t-elle, ça va bientôt commencer. »
Je hoche la tête. On entre et la richesse de l’endroit nous assomme. La lumière blanches des lustres nous aveugle alors que le vin coule dans les verres de ceux qui se trouvent sur le côté. Les miettes des apéritifs tombent sur le parquet en bois propre, la saleté épargnant leurs costumes trois pièces. Et dans cette mer de richesse, un visage familier croise ma vue.
Beaucoup trop familier pour que je ne m’arrête pas.
Et une vague de souvenir me frappe quand je le reconnais.
Un mouchoir orne son costume brun. Il ressert sa cravate jaune, des reflets dorés éclairent sa Rolex alors que sa manche révèle sa peau bronzée. Il a grandi, non, mûri plutôt. Une fine couche de gel plaque ses cheveux contre son front, cette blondeur, de souvenir désordonnée, dressé de manière classe, régulière. Sa peau ne présente aucun défaut, les boutons de l’adolescence, une image du passé. Son seul héritage, reconnaissable par mille, ses yeux d’un bleu océan magnifique, ceux-là même qui réveillent ma mémoire, une pellicule doucereuse se jouant dans ma tête. Et son sourire de façade s’efface quand il me remarque.
Quand Pedro se tourne vers moi, mon cœur frénétique rate un battement.
« Qu’est-ce que tu fous ? »
La question de Louane me sort de ma surprise. C’est vrai. Todisco. Il peut attendre.
« Trouve-nous des places, je te rejoins plus tard. »
Ses yeux s’écarquillent. Elle suit mon regard et, ne cherchant pas à comprendre, elle tourne sa tête de droite à gauche. Elle lâche un commentaire à peine discernable avant de se retirer. Je m’avance vers mon vieil ami, lui, adresse un mot aux hommes en costard avant de s’éclipser. Une fois assez rapproché, je ne sais pas comment lui parler. Ça fait si longtemps que j’ai oublié comment on agissait l’un avec l’autre. Lui ne pipe mot, il me relooke de haut en bas, comme s’il voyait un fantôme. Un rictus s’esquisse sur ma joue alors qu’une parole me vient :
« E' bello vederti ! m’exclamé-je. Cosa ci fai qui ? »
Il ne répond que par un air hébété, le joue prenant d’assaut ses joues. Il me partage un rire gêné, il se gratte l’arrière du crâne. Je hausse un sourcil, et je comprends vite. Je balaie cet instant avec mon sourire rassurant.
« Peut-être que c’est mieux comme ça ? » proposé-je avec mon léger accent.
Il rit franchement.
« Ouais, désolé, ça fait juste tellement longtemps qu’il ne me reste plus rien… »
À la fois défait et amusé, je tourne la tête de droit à gauche.
« T’es pas croyable j’te jure. Qu’est-ce qui t’amènes ici ? »
Il regarde derrière lui, jette une œillade à l’assemblée aux costards.
« J’te sers un café ? » offre-t-il.
Je dévie mon regard vers la salle de conférence. J’hésite. Des occasions comme ça, j’en aurais d’autres. Désolé Louane. Je hoche la tête et on sort. Quelques minutes suffisent pour rejoindre la Waaghausgasse où un Starbucks nous tente. On y entre, et l’atmosphère tamisé et calme nous séduit. On commande chacun sa boisson, moi chaude, lui froide, et on s’assoit proche de la fenêtre, le charme de la rue nous surplombant.
On prend des nouvelles de chacun. J’apprends qu’il est à la tête d’une grande entreprise et qu’il a fini de présenter une conférence avec des associés suisses. Il habite désormais à Monaco, logement principal qu’il fréquente peu ces derniers temps. Il voyage de pays en pays pour s’assurer du bon fonctionnement de ses succursales. Il poursuit le business de son père, perpétue son héritage. Il me semble discerner un visage perdu lors d’un moment de silence, mais cette pensée est balayée lorsqu’il relance la discussion, s’enquérant de ce que je deviens. Je lui raconte mes projets, mes études, mon rêve de devenir un auteur, de tutoyer les idoles de mes lectures et les origines de ma passion pour le français. Il s’en étonne.
« T’es sûr que tu vas réussir ? »
Je confirme par un hochement de tête.
« Il faut bien, sinon j’aurais fait tout ce chemin pour rien. »
Il se mord l’intérieur de la joue, avant de retrouver une moue normale. Il prend des nouvelles du village, de ma mère, de la sienne. Je lui indique qu’elle est partie peu après son départ, sans donner plus d’informations sur sa prochaine destination. Aujourd’hui, la maison qu’ils ont habitée accueille le train-train quotidien de la fille du maire et de son mari, un de mes anciens camarades d’école. C’est ce que ma mère m’a colporté à chacun de mes retours, à chaque vacance, et ce quotidien me colle à la peau.
« Ça te manque pas, toi ? me demande-t-il.
- Non, et tu le sais très bien, insisté-je. J’aime plus autant Torrazza que mes parents. J’y retourne parce qu’il le faut, et que passer mes vacances dans mon petit appart’ me rendrait fou. »
Je suis malade. Malade d’une envie de nouveauté constante. J’envie la vie de Pedro, celle dans laquelle son quotidien est un changement constant. Il est rythmé par les escales, son travail l’oblige à passer ses journées dans les hôtels et les avions. Il ne parvient pas à surmonter sa peur des vols, quand bien même il tente de s’habituer aux turbulences et autres repas que lui servent les hôtesses de l’air. La fatigue le guette, mais il se force à garder les yeux ouverts pour s’affairer à ses nombreuses obligations.
On parle durant des heures, si bien que j’ai reçu un message de Louane qui demande si elle doit m’attendre ou non pour partir. Je lui réponds que non, voyant bien que Pedro souhaitait rattraper le temps perdu. Et on continue, on quitte ce café car on a besoin de prendre l’air. On longe l’Aar, le soleil couchant se reflète sur l’eau irrégulière. Le bruit des terrasses, qui se remplissent, celle du vent qui cogne contre les vagues et des feuilles qui tombent, se craquelant sous mes Converses et ses mocassins, se fond parfaitement dans nos échanges, ne coupant pas ses retrouvailles.
Je retrouve les sensations d’autrefois, ce petit creux agréable dans le ventre qui papillonnait à chaque fois que je passais mon temps avec lui. De temps en temps, nos mains se frôlent, sans pour autant que j’en fasse quoi que ce soit. Je ris d’un rire sincère que seule Louane parvient à me soutirer. On s’arrête devant un hôtel, le Schweizerhof, le sien, je présume. Les mains dans les poches de mon cardigan, je me dandine sur mes pieds, attendant une remarque de l’entrepreneur. Il tourne son regard, guette les environs, les mains dans les poches de son pantalon.
« Ça te dit de monter ? » propose-t-il.
Il s’humecte les lèvres alors qu’il plonge ses yeux dans les miens. Comme à l’époque, je succombe à son charme. Ce n’est plus un caprice auquel je cède, mais lui qui répond à mon besoin. Je n’hésite même pas quand j’accepte. La démesure et le luxe nous entourent quand on rentre. Le plafond nous surplombe par sa grandeur. Les lumières artificielles projettent leur rayon sur les murs marmoréens, un arc de cercle descendant jusqu’aux pilastres incrustés. Le réceptionniste me toise du regard dans sa tenue rouge, classe, des ornements dorés disposés çà et là. Puis ses yeux s’intéressent à mon ami. Aussitôt, il se reconcentre sur son journal.
On traverse un grand hall, notre chemin tracé par un tapis rouge sans fin. Puis on arrive dans l’ascenseur, vide de monde. Et quand les portières se referment, je ne peux me retenir davantage. Je l’embrasse, embrasse mes envies de la journée. Mes mains découvrent la douceur de son costume, celle de la soie de sa cravate. Il me pousse contre un coin, me soulève. Mes jambes lassèrent sa taille, alors que mes pouces caressent ses poils naissants sur ses joues. Je savoure ses lèvres, chatouille sa langue avec la mienne dans un rythme lent, inoubliable. Je sens son bas-ventre contre ma cuisse alors que le mien me serre.
Les portières s’ouvrent, on reprend notre civilité juste le temps d’aller dans sa chambre. Et les joues rouges, je goûte au luxe de son lit et de son corps.
.*.*.
Nos soupirs s’entendent dans toute la pièce. Nos jambes entrecroisées, je passe le bout de mes doigts sur son torse nu. Ma main suit sa ligne, celle bien définie par ses pectoraux musclés. Avec toute sa charge de travail, il parvient à s’entretenir. Moi, j’ai à peine le temps de finir mes lectures pour le mois prochain. Des milliers d’obligations me hantent, pourtant, je ne bouge pas. Je profite de sa présence, de ses draps rembourrés, même si salis par nos ébats. Sur son plafond, un miroir dans lequel je me ridiculise. Ma pâle figure contraste avec son physique marqué d’un léger bronzage.
J’en ai eu des coups d’un soir. Mes doigts ont eu l’occasion de tracer divers traits, caresser plusieurs corps. J’ai galoché des personnes, même des bouches plus expérimentées. J’ai testé tout un tas de positions, même les plus farfelues, refusé plusieurs fantasmes extrêmes, expérimenté les plus abordables. Ma langue a parcouru des recoins que j’ai cru jusqu’alors non-érogène. J’ai eu le temps de découvrir des partenaires, de partager mes nuits avec d’autres. J’ai vécu des expériences extraordinaires, d’autres beaucoup plus maladroites. J’ai reçu, donné, joui, recommencé, encore et encore. Mais rien, rien ne me fait plus frissonner, plus m’extasier, orgasmer que Pedro.
Il a été ma première fois, rien ne le remplacera.
.*.*.
Depuis ce soir-là, on a repris contact. J’ai son numéro dans mon téléphone et on s’échange des messages de temps en temps. Mes études et son travail nous empêchent de trop nous voir, de passer notre temps ensemble comme à l’époque. Tout a changé dans nos vies, mais notre intimité, malgré les années, est restée intacte. Du moins, presque. Le sexe n’était pas aussi présent dans nos échanges par le passé, la timidité adolescente muée en fougue à l’âge adulte. Quand l’ennui me prend, et que le désir se réveille dans mon bas-ventre quand je repense à nos ébats, je lui envoie un Snap de ma verge, et aussitôt, on s’excite à distance au point de salir mon sous-vêtement.
Mais l’exclusivité ne définit pas notre relation. On le sait autant l’un que l’autre que nos agendas serrés nous permettent pas d’entamer une relation sérieuse. Enfin, surtout le sien, mais l’idée du couple ordinaire ne m’a jamais effleuré. J’aime trop découvrir des gens, expérimenter des fantasmes que je ne pourrais jamais tenter avec Pedro, pour m’offrir complètement à lui. D’un commun accord, les limites de notre relation sont basées sur une amitié profonde, si bien que la gêne n’existe pas quand on s’envoie en l’air.
Ainsi, l’année passe. À l’occasion, j’ai parlé de ma relation à Louane. Elle est ma confidente, une amie qui n’impose pas son jugement quand je lui raconte mes secrets les plus intimes. Elle n’évoque jamais la sexualité hormis quand je parle de Pedro. M’écoutant divaguer sur son corps musclé, elle m’a confié une fois :
« T’es sûr que t’es pas en train de tomber amoureux ? »
Un frisson parcourt mon corps quand j’entends ses mots. Un je-ne-sais-quoi me gêne dans ses trois dernières syllabes. Je balaie ce doute dans un rire gauche.
« Vraiment pas »
Elle fronce ses sourcils alors que son pouce caresse son bracelet. Elle hausse des épaules et tourne la tête de droit à gauche, signal corporel de sa pensée muette. Et puis le sujet n’a plus jamais été remis sur la table. Dans ma tête, je l’ai convaincu du bénéfice de mon amitié. Mais elle a mis en doute mes convictions, mes certidudes. Je crois qu’après cette conversation, j’ai dû baiser avec trois types sur Grindr dans la même semaine. Peut-être que c’est à cause du stress de mes derniers examens, sûrement même. Mais une petite voix répète ce mot que j’abhorre.
Amoureux.
Je n’ai plus eu le temps de repenser à ça. Mon mois de rush intensif et mes nuits blanches ont rythmé ma session de juin. Les termes se confondent dans ma tête alors que je tente d’y mettre de l’ordre. À la fin, j’ai vu le bout de mes trois années de bachelor. Un certificat concrétise mes résultats alors que la fierté peints un sourire sur mes traits fatigués. J’ai tout de suite téléphoné à mes parents qui m’ont félicité dans un Italien explosif dont mon tympan a perdu l’habitude. Louane m’a congratulé et je lui ai retourné le compliment dans une étreinte forte.
Elle a passé sa première année avec succès, et je me rends compte de l’année qui s’est écoulé. Je repense à ces moments passés à ses côtés, à ses soirées arrosées qu’on a regrettées le lendemain, à ces moments de doute quand on butait sur nos écrits, à ses échanges de poèmes et d’avis sur les auteurs des classiques. Et je me dis que ce visage resplendissant va me manquer. Tous ces visages vont me manquer, ces futurs auteurs, autrices, dramaturges ou autres poètes en puissance. Ces professeurs aguerris qui m’ont enseigné tant de fondamentaux, guidé dans mes processus créatifs, m’ont permis d’affermir mon style, exploré l’univers d’autres artistes. De tout cela, je leur en serais reconnaissant à vie.
J’ai reçu un message de Pedro le jour même. Il m’a envoyé une adresse, ainsi qu’un billet d’avion pour New-York.
On va fêter ça, champion, m’a-t-il envoyé.
Je n’ai même pas réfléchi quand j’ai embarqué dans l’avion, mon petit sac à dos comme unique bagage.
.*.*.
Le matin se reflète sur les vitres des buildings. Depuis cette chambre d’hôtel, la largeur de New-York s’étend à perte de vue. J’admire cette immense ville alors que les nuages orange, presque rouges, couvrent la ville, ombrent nos corps nus. Les pieds nus, je me sépare du corps de Pedro. Je sens la froideur sous ma plante, la moquette salie par une tache de vin, une bêtise due au trop plein d’alcool dans nos veines. Je me remémore cette soirée durant laquelle on a bu encore et encore pour célébrer mon triomphe, ma victoire acquise grâce à mon dur labeur.
Je me suis livré à lui, il a pris soin de moi, m’a mené jusqu’à l’orgasme à de multiples reprises. Il a ramené un vieux vinyle qui crépite désormais parce qu’on a perdu la notion du temps. Je hausse le tourne-disque, le crépitement s’arrête, baignant la pièce dans un silence agréable, parfait, comme cette nuit passée à ses côtés. Je me dirige vers la salle de bain, me regarde dans le miroir. Des cernes violets, mon t-shirt taché d’un bordeaux profond, couleur similaire sur mes lèvres et mes joues. Je l’enlève, découvre les marques que Pedro m’a laissées.
Des traces de griffures, de morsures, des suçons parsèment mon corps. Personne ne m’a autant possédé que lui, ces signes évidents d’un besoin sauvage. Je me sens conquis à ses côtés, plein. J’ai l’impression d’être spécial avec lui, que je vaux quelque chose. Dans la douche, je repense à ce mot, celui que Louane m’a imbriqué dans la tête. Amoureux, me surssure cette voix. Je ne peux pas me le permettre, pas avec Pedro.
Il ne veut pas s’engager, il me l’a fait bien comprendre. Et c’est censé me convenir. Je vais mener une vie d’auteur, voyager pour présenter mes œuvres, mes premiers livres, faire mes premiers pas dans le monde de la littérature. Une relation ne serait qu’un poids pour moi. Et pourtant, je le sais. Je l’ai su depuis nos retrouvailles. Chaque jour, je me réveille avec ce souvenir de notre nuit, un héritage qu’il m’a légué et dont je me délecte chaque matin. Mais lors de ce matin-là, celui-ci même que je vis, je crains mes sentiments. Ne pas tomber amoureux, une litanie que je me répète depuis Torrazza, depuis mon arrivée en Suisse, depuis toujours. Je ne suis pas fait pour ces relations normées, pour me lier à jamais à quelqu’un.
Pedro est le seul à me faire douter de cette certitude.
Et quand je sors de la douche, que je veille sur lui et son visage tendre, sa peau douce, ses lèvres charnues, écorchées par mes dents, son torse sculpté, ses cils papillonnant, ses cheveux en bataille, et son sourire malin, je me dis :
Putain de merde.
Mais ce n’est pas ce qui nous empêche de nous relancer, de se perdre dans ses draps alors qu’on s’embrasse, encore et encore. Je suis amoureux, je le sais, mais je le cache dans notre quête de sexe. Une pensée perverse me hante que je chasse quand je m’offre à lui. Une larme coule le long de ma joue, prétendue douleur physique, alors que c’est mon mental qui me fait défaut.
.*.*.
Par chance, je ne le croise pas si souvent durant les deux prochaines années. Il est affairé avec son entreprise, moi avec mes projets littéraires, marquant une pause entre mon bachelor et mon master. J’écris, je me relis, je réécris, je confis mes manuscrits à des proches pour qu’ils me relisent, j’écoute leurs conseils, les trie, corrige mes fautes, et je recommence. C’est mon quotidien. À côté, je travaille dans un bar où je m’improvise mixeur, dans un coin de Genève populaire. Le quartier de Rive est loin de chez-moi, loin de Carouge, mais c’est l’endroit le plus prolifique pour le monde de la nuit, mon monde.
C’est ce travail qui m’aide, qui m’épaule dans ma vie. J’apprends la vie des autres, découvre le quotidien des clients attablés au bar, l’alcool les aidant à se confier. Je les écoute d’une oreille attentive, empathique, et un coin de ma tête note des idées pour mon roman. Il m’arrive parfois de me faire draguer, j’accepte certaines propositions. Mais je suis las de ces coups d’un soir, las de ce sexe casuel qui ne mène nulle part. Il m’arrive de ne pas finir, prétextant un problème à mes amants. Mais dans le fond, ce n’est pas ça le problème.
Parce qu’il m’arrive de penser à Pedro, parce que ses messages et ses photos sont toujours présentes dans mes notifications, quel que soit le moment, et parce que je poursuis cette relation sans suite, au nom d’une amitié qui date de mon enfance. Parce que je l’aime, je suis incapable de profiter de ce que me prodiguent les autres.
Fais chier.
Mais en face de lui, je garde la face, je joue les imbéciles. Quand on baise, je prends plaisir, profite de ce qu’il m’offre. Je me contente de cette relation, presse tout ce qu’elle peut me donner, essore jusqu’à la dernière goutte ces plaisirs qui ne durent qu’un instant, que lors de l’apothéose, quand mon monde fusionne avec le sien. Et je m’en inspire pour mes histoires, mon écriture, une thérapie créative sans limite qui sauvegarde le peu de bon sens qui me reste. Pedro me rend fou à crever, ce corps hante mes rêves, cet héritage devient trop lourd à porter. Pourtant, je continue à me faire du mal en suppliant ses caresses, qu’il me prenne comme il n’a jamais pris personne.
Et à force de corriger mon projet, de servir des verres, de baiser pour baiser, non plus pour le plaisir, de récolter des informations de mes clients et de m’en inspirer, je débouche sur une fin satisfaisante pour mon roman. Et je me dis, ça y est, c’est fini, c’est bon, je peux le publier sans remords. En le relisant une dernière fois pour la forme et vérifier les dernières éventuelles coquilles, je découvre une histoire qui me convient. Et quand je l’imprime, passe ma main délicate sur les reliures encore chaudes, je m’en rends compte :
J’ai écrit mon premier roman.
.*.*.
Spinoza a établi que les événements tels qu’on les vit ne sont que le résultat d’une chaîne de causes et d’effets. Cette idée, on peut la comparer avec une rangée de dominos. Dès lors que le premier domino tombe – ce que Spinoza appelle la cause première – la suite de la chaîne se renverse également. Mais si on isole un domino dans la chaîne, on se rend compte que sa chute est le résultat d’une cause d’un domino qui le précède et qu’il est lui-même la cause de la chute d’un prochain domino. Chaque domino représente un événement, qui est lui-même la cause et l’effet d’un autre événement. C’est avec cette pensée que je présente le déterminisme à une foule devant moi, dans cet auditorium en plein cœur de Nice.
J’ai 26 ans quand je pose ma voix et que je lis mes notes sur Spinoza. Deux ans se sont écoulés, c’est le temps qu’il a fallu attendre pour que mon premier roman soit un succès commercial. C’est le même laps de temps qui s’est écoulé durant sa rédaction, et j’en suis très satisfait. Mais quand j’énumère les causes et les effets de ma venue ici, un coin de ma tête pense à ceux de mon amour pour Pedro. Je refais le film de ces dernières années, rembobine ma vie aussi loin que je le peux pour me rendre compte d’où est-ce que mon histoire a commencé à déraper, que cette chaîne de cause et d’effet à commencer à dérailler. Je pense aux causes qui m’ont fait crier son nom il y a quelques semaines de cela. Je pense aux effets du succès de mon livre, le plus récent étant ma conférence dans ce lieu.
Alors que j’évoque le mythe de Prométhée, que je parle de son frère, j’imagine sans mal Pedro comme porteur du feu. Il joue toujours avec quatre coups d’avance, sa prévoyance, un don qu’il a développé pour garder le contrôle sur sa vie. Moi, j’assume sa perte définitive au moment où je me suis livré à lui pour la première fois. Les dieux m’ont joué un tour, et je me trouve bloqué par ce sentiment atroce, incontrôlable. Je me remémore la haine de mon ami pour Spinoza, un rictus à peine visible alors que j’aborde la philosophie de Hegel.
Je cherche encore le sens de mes sentiments, cette rationalité que le philosophe défend bec et ongles quand il s’agit du déterminisme. Tout arrive pour une raison selon lui. Mais je me raccroche à l’absurdité de Camus. Après tout, si le sens mouvait les actions de ce monde, il ne m’aurait jamais fait tomber dans les bras de mon meilleur ami. Et pourtant, mon roman parle de ce protagoniste qui cherche une preuve de la mort de son meilleur ami, qui tente de survivre à ce deuil douloureux. Poussé dans un jeu de piste, je parle de son débat interne, de sa rage contre le monde qui lui a enlevé une part de sa vie. Je parle du nécéssitarisme et d’à quel point cette philosophie absurde hante mon personnage principal.
Ce roman, j’en fais le porte-étendard du débat entre déterminisme et libre arbitre, et dans un dernier pas, je m’arrête face à mon public, et je les remercie pour leur attention. Sous les applaudissements, je remarque dans un coin de la pièce Louane, un sourire fier dessiné sur son visage. Je fais un petit mouvement de la tête, et je balaie du regard l’auditorium. Je dissimule ma déception quand je m’éclipse de la scène ; il n’est pas venu.
Je suis loin d’être naïf. On continue de parler de nos aventures d’une nuit par message ou quand on s’appelle. Et depuis quelque temps, j’ai remarqué qu’il se rend de moins en moins disponible. Et cette distance s’est créée quand il m’a parlé d’un Maxime pour la première fois. À force de rencontrer des gens, de parler avec, j’ai développé une grande attention. C’est comme ça que je le sais. Qu’à force d’entendre ce prénom, j’ai deviné que ce journaliste n’est pas un simple coup d’un soir, qu’une énième gâterie nocturne, qu’une lubie.
Non, il est bien plus que ça.
Et ça m’effraie.
C’est avec cette même peur que je prends mon natel, compose son numéro et l’appelle. J’entends que ça sonne, patiente une trentaine de secondes, et il ne décroche pas. Je soupire. On devait se voir aujourd’hui. Il faut croire que je ne passe qu’au second plan désormais. Je me mords l’intérieur de la joue, mon regard fixe dans les coulisses. Je me dirige vers ma suite, range mes affaires et me regarde dans le miroir. J’y vois un jeune homme hâlé, une barbe naissante, et une once de tristesse dans ses iris brunes. Je tourne la tête de droite à gauche quand j’entends quelqu’un toquer.
La personne entre et je vois dans le reflet une jeune femme noire. Ses cheveux crépus, dressés en chignon, se dissimulent devant l’ombre d’une housse de guitare. Ses lèvres, recouvertes d’une légère couche de gloss, arborent un grand sourire. Je le lui renvoie dans le miroir.
« Y a une foule qui t’attend dehors, monsieur Beloscuni. » me déclare-t-elle avec un accent sur la fin de sa phrase.
Je lâche un léger rire alors que je quitte mon siège pour venir l’enlacer. Elle n’est que de passage à Nice, et le hasard des calendriers fait que je vais y vivre pendant un petit temps. Alors, elle m’a prévenu de sa venue, et on a convenu d’une petite sortie. Je voulais lui présenter Pedro, mais il faut croire que monsieur est trop occupé en ce moment, en train de baiser un inconnu alors que j’existe. Je hausse des épaules quand elle me pose la question tandis qu’on se dirige vers une nuée de gens. On se sert du rosé, quelques personnes viennent me poser des questions, d’autres me féliciter, et une poignée me faire dédicacer leur livre.
Je ne me rends pas forcément compte de la chance que j’ai. Il est dur pour un auteur de vivre de son métier, je le sais. Je sais aussi que le monde du livre et de la littérature ne séduit plus grand monde, l’industrie du cinéma et celui du streaming lui faisant concurrence. Les livres de fiction ne se vendent plus, s’entassent dans des grandes bibliothèques sans attiser la curiosité, et beaucoup de jeunes auteurs renoncent à leur rêve de littéraire. C’est pourquoi j’ignore comment répondre quand on me demande la raison de mon succès. La vantardise, je ne me l’autorise pas. Les maisons d’édition peuvent se targuer d’un excellent travail, les chiffres effarants du nombre de vue sur Tiktok au sujet de mon livre étant une probable réponse. Le fait que des influenceurs fiers affichent mon livre dans leur story, un autre élément de réponse.
Ce monde-là, j’en ai jamais rêvé.
Bien sûr que j’ai visé le succès. Mais jamais l’abondance. J’ai rêvé d’une vie balzacienne ou encore baudelairienne, les malheurs de leurs époques en moins. Dans la mienne, être auteur se résume à une longue bataille avec les maisons d’édition, à des expéditions obligatoires dans des salons dédiés ou encore, comme aujourd’hui, à donner des conférences sur nos œuvres. Moi, je compte qu’un seul livre, et j’en suis déjà las. Un brouillon repose dans mon ordinateur, et l’angoisse d’un échec commercial rythme mon écriture. Non pas que l’argent m’intéresse, ça je m’en fiche, mais ce sont plutôt les retombées qui me stressent. Se faire lâcher par son éditeur, subir ses pressions, abandonner la créativité pour pondre un bouquin bâclé, décevoir son public, bis repetita.
Je crains ce cycle, cette boucle craint.
Ce sont des angoisses qui occupent mes nuits, qui nourrissent mes nuits blanches, nuisent à créativité. J’en ai confié une partie à Louane, qui à son tour m’a parlé de la pression de ses parents, des critiques vis-à-vis de sa vie bohémienne. Elle veut la vivre, cette putain de vie d’artiste, ses poèmes transposés en ballade, en pop dansante ou en hymne servant de tremplin dans sa tournée des bars de toute la France. Elle parait loin, cette époque dans cette petite ville de Bienne, dans laquelle on passait nos nuits à réviser pour le prochain examen, tout en refaisant le monde avec notre plume, nos écrits partagés autour d’un joint de CBD sur le toit de notre immeuble.
Je repense à Torrazza parfois. Elle me manque de temps en temps. Mais la vie d’adulte m’a donné l’opportunité de visiter de grandes villes, comme Nice ce soir. On se balade avec Louane, les lumières artificielles du soir éclairant nos pas. J’apprécie la grandeur des bâtisses, la beauté de la mer. L’air salé se faufile dans nos narines, se confond avec mon parfum industriel. On rit, on se perd dans des ruelles, notre joie, une étrangeté aux yeux des passants. Mon amie m’emmène dans un bar, on enchaîne plusieurs shots alors que la lumière tamisée nous couvre le visage de sa chaleur, se reflète dans nos joailleries, elle, ses boucles d’oreilles argentées, moi, ma bague sur laquelle couche un rubis. On l’invite sur scène, elle sort sa guitare, et joue une petite mélodie, nous sert un texte innocent. J’apprécie la douceur des consonnes, la résonnance des voyelles dans sa voix chantante, basse par moment, puis fortes par d’autre, le tout, un plaisir pour les oreilles. Elle resplendit sur scène avec son instrument.
Et pour une fois dans la soirée, mes craintes n’occupent plus mon esprit. J’oublie Pedro l’espace d’une soirée. J’ignore la distance qui s’est mise entre nous. Je tais mes doutes vis-à-vis de notre amitié. Je ne me préoccupe plus de notre futur qui s’efface à mesure que les affres du temps travaillent notre lien. Les chaînes semblent sur le point de céder, mais j’ai décidé de ne plus y penser dès lors qu’une lueur se reflète dans les yeux de Louane.
.*.*.
On est en plein milieu du mois de mai quand Pedro m’a appelé. J’écrivais un bout de mon manuscrit quand j’ai senti mon téléphone vibré contre ma jambe. Aussitôt, je l’ai pris et j’ai ouvert grand les yeux quand j’ai vu son prénom affiché sur mon écran. Mon cœur rate un battement quand je décroche et que j’entends les premiers souffles de sa voix.
« Salut, ça te dit qu’on se voit ? »
L’après-midi touche à sa fin. J’ai été plutôt productif dans mon écriture, et mon prochain rendez-vous avec mon agence n’aura pas lieu avant la semaine prochaine. Plus rien ne me retient dans mon appartement, et ça fait si longtemps qu’on ne s’est pas vu. J’accepte son invitation, raccroche, et ferme mon ordinateur avec un coup violent. Je prends juste la peine de me vêtir d’un sweat à capuche brun avant de partir de chez-moi. Il m’a envoyé l’adresse, un énième hôtel pour une énième soirée sous les draps. Je prends une vingtaine de minutes avant d’apercevoir la devanture. La grandiloquence ne la définit pas, ce qui attise ma curiosité.
Mal gré bon gré, mes standards se sont élevés à force de fréquenter Pedro. Il m’a habitué à ce que les entrées soient soutenues par d’immenses colonnes d’un style antique. Il m’a habitué à ce qu’un portier m’accueille avec un grand sourire, un chapeau ridicule aux couleurs de l’hôtel siégé au sommet de son crâne. C’est à moi d’ouvrir la porte. Pas de tapis rouge sous mes semelles, pas de lustres, que des touristes avec leurs chemises dégoulinantes de sueur et leur paire de Ray-Ban d’entrée de gamme. Alors, c’est loin d’être un bouiboui, il n’empêche que cet endroit ne ressemble à rien de ceux de mes meilleures nuits.
Quelque chose cloche.
Je demande la chambre de Borleti au réceptionniste qui m’indique le numéro 116. Je le remercie et m’y dirige. Je frappe trois coups brefs, la porte s’ouvre, et je n’ai même pas le temps de parler qu’une paire de lèvres prend d’assaut la mienne. Je ne me pose pas plus de questions, et je me laisse embarquer dans une danse dont je ne rythme pas le tempo.
Entre deux baisers, j’entrouvre les yeux, et découvre un Pedro désespéré. Il descend ses lèvres vers mon cou dans lequel il dépose une rangée de baisers. Une odeur forte d’alcool émane dans la pièce. Sa démarche est précipitée, vive, et sauvage. Des premiers soupirs sortent de ma bouche alors que j’embrasse sa tempe à plusieurs reprises, mimant l’attitude de mon amant. Je lui mords le lobe, ce qui lui provoque un gémissement grave. Il murmure mon prénom, glapie des insultes, me supplie plus. Ses mains frottent le tissu de mon sweat, qu’il enlève d’un mouvement rapide, ses doigts accrochés aux ourlets de mon vêtement.
Transpirant, son visage se tiraille dans une expression singulière, un mix entre de l’envie et de la tristesse. Il me pousse contre le lit, m’alite avec une légère pression sur mon torse. Il enlève son t-shirt, et je ne peux m’empêcher de saliver quand je revois ce corps qui occupe encore mes nuits les plus torrides. Ces derniers temps, je soulage mon désir à l’aide de ma main, mon imagination jouant avec mes souvenirs. Mais cette fois-ci, je peux satisfaire mon envie avec Pedro.
Mes mains glissent vers son pantalon, une bosse prépondérante signale son érection. J’esquisse un sourire qu’il mime avec moins d’entrain, toujours ses yeux apeurés, comme lors d’une première fois. Sans plus tarder, je desserre sa ceinture alors qu’on entend résonner un bruit métallique dans toute la chambre. D’un geste maladroit, il m’imite, tirant mon pantalon d’un coup bref.
Sa main empoigne mon membre, déjà gonflé de sang. Un premier râle sort de ma bouche, alors que je frotte avec ma paume son boxer, une tâche visqueuse rencontrant ma peau frêle. Puis je le découvre, je rentre en contact avec son sexe pour la première fois depuis un long moment. Je le branle de trois coups secs. Un filet de pré-sperme s’échappe de son prépuce, s’échoue sur ma paume. Les joues rouges, il me regarde le prendre en bouche. Ses soupirs se précipitent de plus en plus, son torse, sur lequel ma main est posée, s’affaisse et remonte dans un rythme irrégulier.
À califourchon sur le lit, je joue avec son érection, ma langue lèche son gland, se délecte du goût âcre de son liquide séminal. Je sens ses mains dans mes cheveux, alors que quelques coups de rein atteignent le fond de ma gorge. Je déglutis, de la bave s’étale sur son membre, mais il ne s’arrête pas pour autant. Il poursuit ses coups, de plus en plus erratique, presque violents, alors que des gémissements s’échappent de ses lèvres. Mon nom outrepasse la barrière de ses lèvres, et je sens un sourire s’esquisser malgré moi. Je sens sous ma paume la transpiration se masser, son fluide mélanger avec le mien. Quelques gouttes perlent au bout de mes cheveux, coulant par moment sur lui.
Il arrête ses coups de rein. Surpris, je rouvre les yeux et ma vue rencontre un visage figé dans une expression illisible. Je m’arrête à mon tour. Dehors, le soleil se couche. Ses lumières orangées se reflètent sur nous. J’ai chaud. Très chaud. Mais rien ne se passe. Là, à ce moment, on se toise du regard. De sa hauteur, il me plombe, se rapproche de moi. Toute suintante de sueur, sa blondeur salie me chatouille le nez. Une énième rencontre, mer profonde qui croise mon regard noir. Il m’observe. Mes joues se réchauffent. Je m’apprête à parler, mais je suis tu, ma parole obstruée par ses lèvres.
Et tout se relance, l’alcool se mélange à la menthe dans son baiser. La pièce sort de son silence, nos voix se confondent dans des râles et dans des exclamations. Je pousse d’un coup de pied mon pantalon, mes chaussettes emportées dans le mouvement. Complètement nu, il me jauge du regard, avant d’à son tour se débarrasser de son bas. Je ne l’ai plus vu comme ça depuis si longtemps, si bien que mon corps répond à ce manque. À présent, je ne contrôle plus la situation. Mon cerveau s’éteint, je ne suis plus qu’une boule de nerf dirigée par des désirs bestiaux.
Comme d’habitude, il me couche sur les draps. On s’embrasse, la chaleur monte, il écarte mes jambes. Une pression contre mon derrière, une clé pour un monde de luxure. Il s’y insère, mes fesses se contractent. Un premier gémissement, plaintif, sort de mes lèvres. Puis mon entrée s’habitue, se détend, et les premiers coups de rein s’enchaînent. Plus de douceur comme les premières fois, il grogne de plus en plus à mesure qu’il accélère la cadence, et la douleur se mêle au plaisir. Mes jambes en l’air tremblent à chaque fois qu’il s’enfonce en moi, mais le plaisir dépasse la peur, alors que ma main me branle.
Je sens mon pouls dans le creux de mes deux mains, dans mes poignets, qui remonte le long de mes bras, de mon cou, et mon corps n’est plus qu’une pulsation, qu’un battement qui accélère, accélère, accélère. Il se calque sur le tempo de ses coups de rein de plus en plus rapide. Ma main tente de mimer ce rythme, de le suivre, toujours avec un train de retard, jusqu’à ce qu’il suive son propre tempo. Ces mouvements, un métronome désynchronisé qui ne suit aucune musique. Ces sons sauvages, un orchestre charnel sans chef, une cacophonie ambiante qui imite mal les plus grandes symphonies. Ma voix se trouve dans une autre tonalité que ses râles. Tout se termine dans une apothéose pathétique, dans laquelle j’ai joui trop vite, et lui pas.
Il sort de moi, se couche à mes côtés, et regarde le plafond avec un air hébété. On reste comme ça pendant un certain temps durant lequel une gêne taciturne s’installe. Je n’ose pas tourner la tête de peur de croiser une expression trop révélatrice. Des perles de liquide séminal glissent sur mon ventre, tombe sur le petit espace qui sépare nos corps. Je me mords l’intérieur de la lèvre, alors que le matelas s’allège d’un poids. Je me tourne, me retrouve face au dos de mon amant. Quelques grains de beauté décorent sa peau, ses épaules montent et descendent dans un rythme calme. Il soupire.
« Il faut qu’on arrête ça, Charles. »
Je prends du temps à digérer l’information. Mon bon sens se perd avec mes sentiments. Je déglutis alors que mon cœur rate un battement. Pedro se lève du lit, se dirige vers ce que j’imagine être la salle de bain. Je me précipite vers lui, retiens son poignet pour qu’il s’arrête.
« Pourquoi ? demandé-je dans un souffle indiscernable. Pourquoi ? J’veux dire, ça arrive ce genre de baise. »
Il ne me regarde pas. Je tente de calmer ma respiration, de me rassurer comme je peux.
« On peut recommencer dans un, deux, trois jours et tout redeviendra comme avant. On prendra plaisir comme on a l’habitude.
- T’as pas l’air de comprendre, j’veux plus de ce genre de relation. J’peux plus me le permettre, j’y arrive plus. »
Je tressaillis. Je comprends.
« Qu’est-ce qu’il a de plus que moi ? J’veux dire, tu connais Maxime depuis à peine quelques mois, tu peux pas me jeter comme ça. »
Je serre le poing, jalousie enfin exposée au grand jour.
« J’te connais depuis qu’on est petit. C’est pas le genre de relation qui s’oublie. C’est toi-même qui a renoué les liens. »
Je resserre ma poigne autour de son poignet.
« J’peux pas te laisser détruire ce qu’on a.
- Parce qu’il y a eu quelque chose entre-nous ? »
Il tourne sa tête, son regard s’assombrit, ses sourcils se froncent.
« C’était que de la baise entre-nous Charles, on était bons potes, c’est normal qu’on se soit revu de temps en temps. Et t’arrive même plus à me faire jouir. »
Il me fixe avec ses yeux verts, me juge avec hauteur. Un poids tombe jusqu’à mon estomac quand il prononce ces mots :
« J’crois que j’suis amoureux, et crois-moi, j’suis le premier à qui ça fait chier. Mais pour lui, j’pense que j’suis prêt à sauter le pas. Quoi que ça veuille dire. »
Je me mords la lèvre inférieure. Les yeux baissés, je fixe ma poigne, encore attaché à son poignet. Dans un chuchotement, je lui dévoile mes sentiments que j’ai tenté de taire depuis leur découverte :
« Pourquoi pas avec moi ? »
Ses yeux s’écarquillent alors qu’un rictus creuse sa joue.
« Mais tu comprends rien en fait ? J’ressens rien pour toi. J’ai jamais ressenti quoi que ce soit pour toi, et tu le sais très bien. »
Il se détache de mon emprise.
« On était potes, je cherchais pas plus avec toi. Maintenant, je vais prendre une douche, me rhabiller et partir d’ici. Garde la chambre, prend ça comme un dernier cadeau. »
Et comme ça, il s’en va dans la douche. À peine j’entends l’écoulement de l’eau que mon ventre se met à se tordre. Ma respiration accélère, mes yeux se troublent, mon corps tremble. Sans même réfléchir, je me rhabille. Le mélange de sueur et de sperme tache mes vêtements, colle à ma peau, mais ce n’est pas ça qui me rend sale. Ce qui me salit, c’est l’espoir. J’ai cru pouvoir entreprendre une relation avec Pedro, qu’on filerait le parfait amour. J’ai pensé que l’Akai Ito m’a relié à lui, à designer cette personne comme celui qui m’était destiné. J’ai suivi un fil qui n’a jamais existé. Et je me sens bête quand je dévale les escaliers, les yeux plein de larmes que je ne peux plus retenir.
Dehors, la pluie tente de laver ma connerie, masquer mes actes, couvrir mon visage, mais je me sens encore plus sale, dégoutant, poisseux. Dans le bus, le jugement des passagers s’ajoute à ma peine. Mais ma fierté a été tellement bafouée que je ne peux arrêter la course de mes larmes, ni les tremblements que subie mon corps. Les souvenirs m’assènent, son visage et nos moments, des flashs aveuglants. Je me précipite dehors quand on annonce mon arrêt. Mes gestes décousus et alanguis me mènent jusque dans mon appartement dans lequel je sombre. Dans un coin de ma chambre, je m’effondre. Je ne suis qu’un cœur dont les miettes s’éparpillent sur mon corps. Les souvenirs animent mon âme dans des ténèbres profonds.
La fatigue m’emporte dans une torpeur cauchemardesque, doucereuse. Mes rêves me rappellent nos plus belles journées, nos soirées les plus tardives. Ils me ramènent en enfance, et me voilà adolescent en train de refaire le monde dans sa maison à Torrazza, nous deux lovés dans son lit. Et le lit s’agrandit, les couvertures devenant plus luxueuse, nous deux en face d’une fenêtre qui donne sur un décor helvétique. Et les petites maisonnées se transforment en building, leur reflet de New-York me ramène à ce jour béat et maudit, le jour de la découverte de mes sentiments. Et je me réveille à cause de ce visage sombre, moqueur, animé par un rire dégoûté qui tonne encore et encore jusqu’à me sortir de mon sommeil.
Je tremble encore, je peine à respirer tant je pleure. Mon dos douloureux me force à me lever, m’épuise. La sécheresse de mon visage me frappe alors que je m’assois à mon bureau. Une idée me vient, des mots à poser, à réciter : mon exutoire. J’ouvre l’un des tiroirs, en prends un petit carnet, et sous la lueur blafarde de la Lune, je compose un poème d’une plume tremblante.
Une vallée isolée, l’endroit de notre enfance
On s’est parlé une fois, on s’est jamais lâché
On existait pour l’autre, nous, moments partagés
Ton refuge est en ville, j’ai haï la constance
De cette campagne : je rêvais d’évasion
À ton départ, nos deux ombres se sont confondues
Une errance dans une pièce, tout quitté, j’y crois plus
Mon rêve, tu l’as ranimé dans une vision
Trois ans plus tard, des retrouvailles, corps magnifique
Que je parcoure du bout de ma langue douce
Un contrat tacite, des rencontres qui nous poussent
Dans les bras de l’autre, à tel point que je m’y pique
Je tombe pour toi, je maudis mes sentiments
Le corps des autres ne procure rien, je veux que toi
Tu tombes pour un autre, tu me quittes sous ce toit
Et encore aujourd’hui, j’espère que tu me mens
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